Les samedi et dimanche 25 et 26 mai 2013, à Paris
Colloque des Sections cliniques francophones,
animé par Jacques-Alain Miller
Le désir et la loi
PASSERELLES, la publication préparatoire au Colloque :
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L’argument :
La tradition vaticane veut que, juste avant Noël, le pape réponde aux vœux de la Curie romaine, réunie salle Clémentine. Le discours de cette année, loué par L’Osservatore Romano comme « l’un des plus importants d’un pontificat qui ne cesse de surprendre », dénonçait « l’atteinte (attentato) faite à la forme authentique de la famille, constituée du père, de la mère et de l’enfant ». Le souverain pontife daigna commenter à ce propos « le traité soigneusement documenté et profondément touchant » que le grand rabbin de France avait publié en octobre dernier, sous le titre « Mariage homosexuel, homoparentalité et adoption: ce que l’on oublie de dire. »
Ces hautes autorités spirituelles, l’une intervenant au nom de « la solidarité qui (la) lie à la communauté nationale dont (elle) fait partie », l’autre la relayant dans un souci pastoral étendu à « la situation actuelle de l’humanité », donnent au débat français sur le mariage pour tous un enjeu fondamental et vraiment passionnant. Il serait mesquin d’utiliser la laïcité comme cire à se cacheter les oreilles. Voyons plutôt l’argument.
Marier deux hommes ou deux femmes, et non plus seulement un homme et une femme, c’est, nous disent-ils d’un même cœur, nier la différence sexuelle. Or, n’est-il pas dit dès le premier chapitre de la Genèse « Il les créa mâle et femelle » ? Cette dualité est à la fois un don divin et une donnée naturelle. Elle « appartient à l’essence de la créature humaine » dit le pape, elle est constitutive de « sa nature propre ». C’est « un fait de nature, pénétré d’intentions spirituelles », interprète le rabbin, qui tient « la complémentarité homme-femme » pour « un principe structurant », essentiel à l’organisation de la société, et admis par « une très large majorité de la population ».
Une animosité perce, véhémente chez le juif, distanciée chez l’autre. On comprend à les lire que le projet de loi socialiste dérange le plan divin, et qu’il est tout à la fois blasphématoire, contre-nature et antisocial. C’est ainsi que Gilles Bernheim prête aux « militants LGTB » le dessein de « faire exploser les fondements de la société ». Joseph Ratzinger stigmatise la prétention de l’homme à « farsi da se », à se faire par soi-même : négation du créateur qui est négation de la créature, et qui use de la même « manipulation de la nature que nous déplorons aujourd’hui quand elle concerne l’environnement ». L’Osservatore parle d’ailleurs de protéger « l’écologie humaine et familiale ». Aucun ne pardonne à Simone de Beauvoir d’avoir écrit en 1949 : « On ne naît pas femme, on le devient ».Ce front uni judéo-chrétien, enraciné dans le même récit biblique de la création, masque bien des fissures. La loi judaïque, à l’origine, faisait du mariage un acte profane, un contrat civil, avant qu’il ne devienne une cérémonie religieuse à l’époque talmudique. Il y a chez saint Thomas, entre lex naturalis et lex divina, un rapport plus finement articulé que dans l’augustinisme papal. La doctrine luthérienne des deux royaumes rend difficile, malgré Karl Barth, de donner à la nature une traduction en termes de loi positive. Etc.
Les psychanalystes ne sont pas moins partagés. Nombre d’entre eux apportent au discours religieux l’appoint d’un Freud qui souscrit à l’aphorisme de Napoléon, « L’anatomie, c’est le destin ». Quand M. Bernheim évoque « les structures psychiques de base » nécessaires à l’enfant, est-ce la Bible qui l’inspire ? Plutôt pense-t-il à cet Œdipe dont Lacan prévoyait jadis qu’il servirait un jour à regonfler une imago du père détériorée par la montée du capitalisme.
Cependant, dégager la structure du drame œdipien en efface les personnages pour faire ressortir des fonctions. La fonction du désir, affine à la transgression et défiant toute norme, car déterminée par la loi (selon la parole de saint Paul : « Je n’ai connu le péché que par la loi »). La fonction de la jouissance, qui ne vous saisit jamais la première fois que par surprise et effraction, vous laissant une marque vouée à se répéter. Rien dans l’expérience analytique n’atteste l’existence d’un quelconque rapport d’harmonie préétablie entre les sexes. Ce rapport du fil à l’aiguille, sans doute l’a-t-on élucubré sous mille formes imaginaires, instituées et individuelles. Mais en définitive, ce que l’inconscient crie à tue-tête, disait Lacan, c’est que le rapport sexuel n’existe pas.
Nous en sommes là. Diviniser la nature a cessé d’être crédible. Depuis qu’on la sait écrite en langage mathématique, ce qu’elle dit compte de moins en moins, elle se retire, elle cède la place à un réel type boson de Higgs, qui se prête au calcul, non à la contemplation. L’idéal de la juste mesure n’est plus opératoire. Si la science véhicule la pulsion de mort qui habite l’humanité, croyez-vous qu’un comité d’éthique, même interreligieux, puisse l’endiguer ? C’est aujourd’hui le pathétique de la foi. Ecoutons plutôt le poète, quand il s’appelle Paul Claudel : « Il y a autre chose à dire aux générations qui viennent que ce mot fastidieux de “tradition” ».