Derrière Le Mur, la haine
Interview d’Esthela Solano-Suarez, psychanalyste, par Jean François Marmion*
Depuis six mois, le documentaire Le Mur, de Sophie Robert, a mis le feu aux poudres dans la sphère psy : diffusé sur le site d’Autistes sans frontières, on y voyait des psychanalystes tenir des propos jugés d’un autre temps à propos des origines et de la prise en charge de l’autisme, accusant les parents d’avoir provoqué la « psychose » de leur enfant. Trois des analystes interviewés, Esther Solano-Suarez, Eric laurent et Alexandre Stevens, ont porté plainte en accusant Sophie Robert d’avoir manipulé leurs propos. La justice leur a donné raison sur ce point, interdisant à la documentariste (qui a fait appel) de continuer à présenter son film en l’état. Le Mur est désormais invisible. En exclusivité pour le Cercle Psy, les trois plaignants reviennent à leur tour sur cette polémique. Voici les réponses d’Esthela Solano-Suarez.
Pourriez-vous vous présenter, pour ceux qui ne vous connaîtraient pas ?
J’ai une formation de psychologue. Analyste en Argentine, je suis venue en France en 1974 car j’avais la prétention de pousser un peu plus loin les limites de ma formation. Pour cela, Paris était l’endroit le plus approprié, d’autant que j’étais très intéressée par l’enseignement du Dr Lacan. Je voulais assister à son séminaire, et si possible faire un bout d’analyse avec lui. Je me suis installée pour un an, voire deux, mais tout de suite après mon arrivée, les événements ont mal tourné en Argentine. Comme mon engagement m’avait déjà valu la prison, il m’était impossible de rentrer. Mon voyage de formation s’est transformé en exil après-coup. Au fond, ces circonstances douloureuses m’ont donné la chance de faire une analyse avec le Dr Lacan lui-même. Quand la démocratie est revenue en Argentine une dizaine d’années plus tard, j’ai fait le choix de rester en France qui, entretemps, m’avait adoptée. J’ai toujours travaillé dans l’orientation lacanienne, et d’une façon très décidée depuis la création de l’Ecole de la Cause Freudienne.
Comment avez-vous rencontré Sophie Robert ?
Elle m’a contactée vers la fin du mois de septembre 2010, se présentant comme journaliste et se recommandant de collègues que j’apprécie et que j’estime. Elle m’a fait alors part de son projet, un documentaire pour la chaine Arte, Voyage dans l’inconscient, visant à rendre accessible au grand public les concepts de la psychanalyse. Trois volets étaient prévus, sur la psychanalyse du divan, ses applications cliniques notamment pour la psychose, dont l’autisme, et enfin ses connexions avec l’anthropologie et sa place dans la société actuelle. Nous avons convenu d’un rendez-vous à mon retour d’un voyage au Brésil. Je lui ai ouvert ma porte, lui accordant ma confiance. J’avais oublié, sans doute, que trop de confiance attire le danger ! J’étais malade, je brûlais de fièvre, mais je l’ai reçue chez moi avec son caméraman, pendant trois heures. J’avais prévu quelques douceurs pour agrémenter ce temps de travail. Elle m’avait dit vouloir aborder tout ce qui se rapporte au langage, à son acquisition, aussi bien qu’à son rapport avec l’inconscient. Je trouvais ça très intéressant. Mais ma première surprise fut de constater l’effet de mon accueil généreux : un effet de gêne. Imperceptible. Et que je n’interpréterais que bien plus tard. Moi-même, j’éprouvai tout de suite un certain malaise, que j’attribuai à tort à mon état de fatigue. Après le départ de Sophie Robert, j’ai eu une intuition : je me dis que j’étais tombée dans un piège. Quelque chose ne collait pas. J’ai tout compris en visionnant un an plus tard le résultat de ce travail sur Internet.
Sophie Robert vous avait-elle annoncé que vous pourriez voir le film avant sa diffusion ?
Oui, je le lui avais demandé expressément, et elle m’avait répondu que bien entendu, durant le premier trimestre 2011, lorsque son travail prendrait forme, ce serait tout à fait possible. Ensuite je n’ai pas eu de nouvelles. Le temps passant, j’ai oublié complètement cette histoire, franchement. Jusqu’à un soir de septembre 2011, où une collègue m’a avertie de la diffusion du Mur sur le site d’Autistes sans frontière. Plus question d’Arte, c’était tout autre chose. Bien entendu, en voyant ce film, j’ai été plus que stupéfaite. J’ai réalisé que le fameux voyage dans l’inconscient s’était transformé en voyage au bout de l’enfer, enfer non pas dantesque car il aurait comporté une dose de divine comédie… Non, non, l’enfer le plus abject : celui de la diffamation partisane contre la psychanalyse. Et cela portant sur un sujet très grave, puisqu’il intéresse la souffrance des êtres humains. A ce moment-là, j’ai compris que j’avais été victime, aussi bien que mes collègues, d’une opération préparée, réfléchie, montée, afin de discréditer les psychanalystes, la psychanalyse, au profit de méthodes cognitivo-comportementales.
Iriez-vous jusqu’à y voir un complot ?
Au fil du temps, on a vu tous ces échos dans la presse, toute une campagne soutenue par des associations de parents d’enfants autistes très montés contre la psychanalyse, très virulents. Sachant que la date approchait pour la remise des travaux du ministère de la Santé concernant l’autisme, et compte tenu du fait que l’autisme était déclaré grande cause nationale pour l’année 2012, on se dit que tout ça fait quand même partie d’un ensemble. Le Mur était animé par une volonté de nuire. Car que s’est-il passé avec les énoncés que j’ai tenus lors de l’interview ? Je ne me suis pas reconnue dans ce film ! On sait bien que le sens d’un discours ou d’une proposition varie suivant la façon dont on va ponctuer le texte. Or si par ailleurs la phrase est coupée de son contexte, isolée de la suite logique qui la précède et qui la suit, son sens se transforme davantage. Et si vous faites apparaître dans le film une phrase préalablement charcutée, comme étant une réponse à une question formulée dans le film mais qui n’a pas été posée lors de l’interview, alors bien entendu le sens de la phrase est altéré, déporté, adultéré. Et si par-dessus le marché vous ajoutez en voix off un commentaire qui donne le cadre sémiotique, c’est-à-dire un sens unique que vous voulez faire passer dans le film, alors le tour est joué ! Mes propos ont été dénaturés de façon ignoble, au point d’en inverser le sens. Mes énoncés ont été découpés de mon énonciation, qui n’y était plus. Tout ça pour véhiculer la thèse selon laquelle les psychanalystes culpabilisent les mères, rendent les parents responsables de la maladie de leurs enfants. Alors qu’à aucun moment, lors de l’entretien, je n’ai formulé une telle bêtise. Au contraire, à chaque fois que la réalisatrice voulait m’emmener sur le terrain, du genre : « Et la dépression maternelle, cause de… », ou « l’enfant-phallus de la mère… », je donnais une réponse démontrant qu’on ne pouvait pas se contenter de telles simplifications. Je ne vois pas comment j’aurais pu contribuer à culpabiliser les parents alors que ma pratique s’inscrit tout à fait à contre-courant de cette psychologie de base.
Suite à cet épisode, j’ai réfléchi à la question de la faute et de la culpabilité. Il y a d’ailleurs à cet égard dans le n°173 de Lacan Quotidien le texte d’une intervention du Dr Guy Briole lors d’une conférence de presse à l’hôtel Lutétia, le 4 mars, organisée par l’Université populaire Jacques-Lacan et l’Institut psychanalytique de l’enfant. C’est un article de fond, très intéressant. Selon moi, si un enfant a des problèmes, des symptômes, une maladie, quels qu’ils soient, il serait absurde mais aussi pas éthique de la part des psychanalystes de croire, ou de penser, que c’est la faute des parents. En revanche, supposer qu’une série de symptômes relève de la causalité psychique ne veut pas dire que cela désigne un coupable. La faute des parents est une supposition naïve qui relève de la culpabilité elle-même. Il est fréquent de constater que ceux qui demandent une analyse pour traiter de leur symptôme, s’engageant dans un processus d’élucidation, vont, dans un premier temps, supposer que la faute revient aux parents, comme si la faute trouvait chez eux un Autre sur mesure. Et Dieu sait si la culpabilité ne réside pas toujours au creux de notre rapport le plus intime à nous-mêmes et aux autres… Un travail analytique comporte d’aller au-délà de cette supposition naïve. Mais quand on dépasse d’un cran le domaine de la supposition, quand la faute de l’autre devient certitude comme dans Le Mur, cela relève d’une autre logique visant à la psychanalyse et les psychanalystes comme coupables et responsables de tout ce qui ne va pas dans le traitement des enfants autistes aujourd’hui en France. Nous sommes alors confrontés à une autre logique de la faute, celle qui ouvre la porte au pire : c’est la logique de l’insulte, de la chasse aux sorcières, de l’accusation. C’est une façon de désigner le mauvais, le fautif, et ça, on sait que c’est redoutable. C’est la haine qui est à l’œuvre. C’est intéressant, parce que Freud a élucidé la souche pulsionnelle de la haine. Nous pouvons lire ses propos dans son texte de 1915, Pulsions et destin des pulsions. Et en 1925, il écrit une phrase lumineuse dans La dénégation : « Le mauvais, l’étranger au Moi, ce qui se trouve au dehors, lui est d’abord identique. » Ce propos de Freud indique bien que l’objet haï fait partie de moi-même. C’est ma partie la plus intime, rejetée en dehors de moi. Ce plus intime à moi, mauvais, que j’expulse, c’est le fondement et la source de la haine.
Vous-même, vous arrive-t-il de ressentir de la haine pour Sophie Robert ?
Ce n’est pas la haine comme affect qui s’est imposée à moi. Plutôt la colère, la rage. Je me suis sentie profondément déçue, parce que je lui avais accordé ma confiance. C’était aussi un effet de réveil : peut-être qu’aujourd’hui, hélas, la confiance dans la parole donnée n’a parfois plus cours… J’ai compris ensuite, malgré le tort subit, que ce n’est pas que ma personne qui était en jeu, mais quelque chose qui s’inscrit dans la conjoncture actuelle, visant au-delà de chaque psychanalyste, la psychanalyse. D’où ma rage d’avoir été instrumentalisée au service d’intérêts redoutables. On se trouve face à un nouveau mode d’escroquerie : par exemple, les Immortels de l’Académie française se sont prêtés à un entretien portant sur le temps qui passe. Des réflexions d’académiciens sur le temps, une pure merveille ! Quelle a été leur surprise de voir que leurs propos servaient à une publicité pour des montres de luxe ! Ils ont été victimes d’une manipulation de leurs propos au service d’une logique marchande. C’est la même logique qui est à l’œuvre dans le montage du film. J’ai accepté de parler pour un public plus large afin de contribuer à diffuser la démarche psychanalytique, sa pratique, ses concepts, sa visée, et mes propos ont été détournés et mis au service de ce qui constitue l’envers du discours analytique, afin d’alimenter une vaste campagne au service d’une opération de marketing, non pas d’un produit de luxe, mais d’une entreprise de production de robots.
Quelle que soit l’appréciation qu’on peut porter sur Sophie Robert et son documentaire, il n’en reste pas moins que cette affaire a incité de nombreux parents à témoigner. Beaucoup se montrent franchement hostiles à la psychanalyse, et affirment qu’on les a culpabilisés. Qu’est-ce que ça vous inspire ?
Il y a là comme un mouvement de foule pour chercher et lyncher le coupable. Les amalgames sont de mise. Un psy est équivalent à « tous » les psys, un psy quelconque est équivalent à l’universel de tous les autres, et cela équivaut à la psychanalyse elle-même. En revanche, si l’on est attentif à une certaine littérature concernant l’autisme, on trouve pourtant des perles. Par exemple un livre dont la lecture a été pour moi très plaisante, Sortir de l’autisme, de Jacqueline Berger, mère de jumelles autistes. Elle témoigne de son parcours, de sa souffrance, comment elle a fait de sa souffrance une source d’inspiration pour une solution. Elle a transmis son expérience dans un essai tout à fait réfléchi, documenté, où elle rend honneur à la psychanalyse dans la mesure où ses enfants ont bénéficié d’un traitement dans un hôpital de jour à Paris. Elle explique comment ses filles sont nées au langage grâce à des professionnels dévoués et engagés. Elle fait part aussi d’une réflexion sur la société moderne et les pratiques comportementalistes. Elle dit des choses très intéressantes et très justes, par exemple que la psychanalyse est un travail artisanal qui ne s’accorde pas avec la rationalisation du soin, et qui ne peut pas rentrer dans la logique des statistiques et de la quantification. Il s’agit plutôt, dit-elle, « d’un bricolage mais aussi d’une création à la fois banale et extraordinaire comportant un engagement profond d’amour. » On peut lire aussi d’autres témoignages de familles, recueillis par exemple dans Lacan Quotidien, qui montrent la satisfaction de la démarche analytique. Mais il se trouve que l’inspiration analytique ne promeut pas la création des réseaux ni d’associations de parents. C’est la grande différence.
Mais pour s’exprimer sur Internet, pas besoin d’une association, on peut le faire spontanément : or, dans l’ensemble, les témoignages sont défavorables à la psychanalyse. Et surtout, les parents expliquent qu’ils ont bel et bien été culpabilisés par les soignants. A votre avis, y a-t-il donc effectivement des psychanalystes qui culpabilisent les parents ?
J’ai du mal à penser que des psychanalystes dignes de ce nom soient dans une logique de culpabilisation des parents. Néanmoins je conçois bien, mais c’est une hypothèse, que dès lors qu’on va se confier à un psychanalyste, il y a un appel à la subjectivité, à sa propre histoire, à la recherche des coordonnées du désir, de sorte qu’il n’est pas exclu que ce processus de parole donne lieu à : « Ca me culpabilise. » C’est d’une extrême délicatesse, c’est quelque chose qu’il s’agit de traiter avec un très grand soin. Les soignants doivent se demander comment accueillir la culpabilité des parents quand on s’occupe d’enfants, quelle que soit la problématique des enfants.
Vous voulez dire que les parents se culpabilisent tout seuls ?
La culpabilité est un ressort intime de la subjectivité. Elle est au cœur de notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Mais encore faut-il faire la différence entre culpabilité et responsabilité. Je lisais par exemple un ouvrage, Vaincre l’autisme, le témoignage d’une mère d’enfant autiste, Barbara Donville. Une mère courage, comme celles qui se battent pour faire sortir leur enfant de l’enfermement et auxquelles je ne dois que du respect, de l’admiration et de l’estime. Barbara Donville se trouvait donc confrontée à un diagnostic de trouble envahissant du développement pour son petit garçon de 3 ans. Elle explique son désarroi, sa solitude, l’abîme qui lui est tombé dessus. Elle a eu la force de se dire qu’elle ferait quelque chose pour son fils, et elle a inventé une méthode. Une méthode éducative tenant compte de la singularité de l’enfant, tout en délicatesse. Elle dit avoir compris que son enfant n’avait pas tout à fait fini de naître : « Il fallait que, sage-femme de l’espérance, je l’aide à naître jusqu’au bout, à naître pour être enfin ! » Je suis très touchée par cette autre phrase : « Cela demandait réflexion et remise en cause personnelle. Certes. Mais quelle n’est pas la vie qui exige une telle démarche ! » C’est à partir de cela qu’elle a trouvé le courage de se consacrer à son enfant, avec des résultats formidables puisqu’il est scolarisé avec de très bons résultats. Elle voit là un miracle de l’amour. Je trouve là le témoignage d’une mère qui ne rejette pas sa subjectivité pour y trouver les sources de sa force créative. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il y a une relation directe de cause à effet, et qu’elle se trouve coupable de la maladie de son petit garçon.
Pardonnez-moi d’insister, mais encore une fois de nombreux parents témoignent spontanément pour dire : « Notre enfant a été pris en charge par un psychanalyste, qui a dit que c’était notre faute s’il était autiste. » Pensez-vous qu’ils se font des idées, que ça ne s’est pas vraiment passé comme ça, ou bien que le praticien peut effectivement se trouver en tort ?
Je ne pense pas qu’ils se font des idées, ils témoignent de leur vérité subjective. Mais je ne pense pas non plus que les praticiens aient pu énoncer des jugements aussi insensés. C’est difficile de prononcer un jugement universalisant là-dessus, et si je m’avance dans ce sens, ce serait aller vers un terrain tout à fait glissant. Je ne peux pas répondre pour tous les praticiens, je ne les connais pas, je ne sais pas quelle formation ils ont pu avoir. Je ne peux assumer leur énoncé ni leur énonciation, je ne peux que me responsabiliser que de mon énonciation à moi. Je ne peux pas me porter garante ni être le porte-parole de tous les praticiens d’orientation psychanalytique s’occupant des enfants autistes, ce serait absolument insensé de ma part. Je pense qu’il y a là quand même quelque chose à étudier, à considérer. Qu’il y ait des mauvaises rencontres, c’est possible. Et des malentendus aussi. Vous savez, quand on veut communiquer quelque chose, l’intention de signification n’est pas un circuit très simple : ça parcourt une boucle où ce que j’entends comporte aussi mon propre décodage. La parole engendre du malentendu.
Revenons à l’action que vous avez intentée en justice. Pourquoi avoir choisi cette voie au lieu de demander un droit de réponse ou un message de désapprobation au début du film, par exemple ?
Quand on a pris connaissance de la diffusion du film sur le Net, on a compris que c’était un fait accompli. Une diffusion en salle était aussi programmée, avec des débats. Un document sur le Net fait le tour du monde en temps réel : dans ces conditions, puisque le pacte de parole avait été rompu, puisque les conditions de notre engagement, la façon dont on avait été recrutés, se fondaient sur un abus, je ne pouvais plus croire à une entente amicale pour un droit de réponse. Non : à ce moment-là, on a fait passer notre plainte du côté de la justice.
Avez-vous demandé à d’autres psychanalystes interviewés par Sophie Robert de se joindre à vous trois ?
Non, je n’ai sollicité personne. Nous sommes tous les trois membres de l’Ecole de la Cause Freudienne, nous nous sommes donc concertés entre nous.
Pourquoi avoir demandé précisément 290 000 euros de dommages et intérêts, et pas un euro symbolique par exemple ?
Oh, on revient toujours sur cette affaire de la somme demandée ! Ce qui a donné lieu à des commentaires absolument révoltants sur le Net, convoquant tous les fantasmes. Ecoutez, c’était une somme forte pour envoyer un signe fort après ce préjudice. Une sanction pour stopper ce type de manipulation.
C’était donc dissuasif.
Je dirais que ça avait plutôt la valeur d’un signe : un stop, un non, un arrêt, une limite. La réalisatrice aurait dû inclure dans le calcul de son projet la logique des conséquences la concernant.
Avez-vous redouté qu’on vous accuse de vouloir censurer le film ?
Non, pas du tout. On ne peut jamais prévoir de quelle accusation on fera l’objet, mais à aucun moment je ne me suis sentie incarner la fonction de la censure. Au contraire, j’ai eu l’intime conviction en regardant le film que mes propos à moi avaient été censurés, en les amputant de leur énonciation. Comme l’entretien avait eu lieu un an plus tôt, que j’avais complètement oublié cette histoire et que je n’avais pas pris de notes, je n’avais pas une idée précise du parcours théorique que j’avais emprunté pour répondre aux questions de la réalisatrice. Mais j’ai pu constater l’écart entre les propos retenus dans le film et ceux que j’avais soutenus, dès lors qu’on a récupéré les rushes. Sophie Robert ne les pas donnés parce qu’elle n’avait rien à cacher, mais parce qu’il y a eu une décision de justice.
Certains de vos collègues ou patients estiment-ils que vous n’auriez pas dû porter plainte ?
Non, au contraire. Dès la diffusion du film, j’ai commencé à recevoir des messages de solidarité et d’indignation de la part de collègues du monde entier, mais aussi de personnes qui travaillent avec moi. Leur réaction était plutôt pour nous encourager à nous défendre : « Faites quelque chose ! Ne restez pas dans le silence, exprimez-vous ! Mobilisons-nous, répondons ! » Dès lors que notre décision était connue, la plupart des personnes se sentant concernées par cette histoire se sont senties absolument solidaires, et profondément soulagées qu’une instance de justice puisse trancher.
Sophie Robert a fait appel. Si jamais la justice lui donnait cette fois raison, que feriez-vous ?
En première instance, ses représentants ont convenu qu’il y avait déformation de propos et détournement de sens. Je leur suis absolument reconnaissante d’avoir accompli un travail remarquable et une lecture d’une extrême finesse, pratiquement linguistique des textes nous concernant. Je préfère penser, voire croire, qu’ils feront preuve à nouveau d’attention, de pertinence et de délicatesse pour trancher convenablement.
La Haute Autorité de Santé vient d’émettre de sérieuses réserves vis-à-vis de la prise en charge psychanalytique de l’autisme. Qu’en pensez-vous ?
Malgré la campagne, la guerre menée contre la psychanalyse, incluant même une proposition de loi pour l’interdire en pareil cas, malgré cet extrémisme et des pressions exercées, la Haute Autorité de Santé a produit un texte n’allant pas tout à fait dans le sens de ce que Libération avait annoncé (la psychanalyse est finalement qualifiée de « non consensuelle », et non pas « non recommandée », NDLR). Il y a eu une rectification au grand dam des lobbies cognitivo comportementalistes. Il est très éclairant de lire là-dessus les enjeux de financements des structures de soin à l’œuvre dans cette affaire, mis en lumière par Lacan Quotidien n° 177. La psychanalyse doit-elle constituer une approche exclusive pour soigner l’autisme, ou peut-elle être associée à d’autres ? Il serait absolument débile de soutenir qu’il n’y a que la psychanalyse pour traiter les enfants autistes. Il me semble qu’il faut une approche multiple, adaptée à chaque enfant, au cas par cas, assurée par des équipes de professionnels spécialisés dans différentes disciplines et pouvant faire avancer l’enfant aussi bien dans le relationnel, le social, l’éducatif, que l’acquisition du langage, du savoir. Bref, tout simplement dans son humanisation. La psychanalyse peut servir, à condition qu’il y ait aussi une pluralité de pratiques dans des lieux adaptés. Ce qui confronte à des difficultés de taille à cause du manque de moyens et de places.
* Esthela Solano-Suarez est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne. Cet entretien est paru sur le site « Le Cercle Psy »