Huile sur toile, 1964 Huile sur toile, 1971
MON HISTOIRE AVEC LA COULEUR A COMMENCÉ IL Y A LONGTEMPS…
par Michel Carrade
Durant des années je posais des couleurs sur des papiers et des toiles, et peu à peu, je constatais que ces couleurs étaient comme des charges, que leur juxtaposition ou les écarts qui les liaient ou les divisaient provoquaient des chocs, des pulsions, des tensions.
À ces moments-là, se produisait dans l’œil un vacillement des couleurs, ou bien des appels entre certaines couleurs. Parfois même des effets de combustion jaillissaient comme si les couleurs se volatilisaient pour engendrer quelque chose de plus qu’une addition de couleurs. Ailleurs, il ne se produisait rien, ça ne fonctionnait pas… et les couleurs restaient à leur place, transies, dans un isolement immobile et figé.
Avant 1968, ma peinture jouait sur des relations de formes qui se jouxtaient, se heurtaient ou fusionnaient par des effets de matières, d’épaisseurs fortement spatulées ou de pâtes fluidiques, même très liquides posées en glacis qui m’obligeaient à peindre à plat sur le sol. Les liaisons et les transitions se faisaient alors par des cernes noires et la plupart de ces peintures s’articulaient sur une dualité opposant graphisme et plages colorées. Le graphisme y tenait un rôle de ligature fixant l’écart des tensions colorées ; le pouvoir déflagrant des charges de couleurs vives cerclées par le lien graphique constituait essentiellement l’intention picturale de cette période. J’affrontais l’antagonisme d’une coexistence, celle du désaccord dans l’accord et remarquais que ces tensions précipitaient l’ouverture d’un champ spatial. C’est en 1969, à l’occasion d’une exposition que je fis à Montréal et préfacée par Jean Guiraud sous le titre « Nappes d’espace » qu’une étape importante est franchie : je libère ma peinture de tout signe ou élément graphique et mets en place une nouvelle structure formelle à partir de vastes plages verticales qui tissent entre elles des passages et des intervalles plus ou moins nets, se modulant les uns les autres dans des nuances et des fluidités de matière qui évitent la sécheresse des aplats. Je choisis d’exprimer la couleur par sa seule présence physique et immédiate délivrée des choses et de l’anecdote. La matérialité des pigments étant le seul repère, la seule référence pouvant être citée dans la surface de la toile. C’est le rectangle qui désormais « figure », qui est lieu et forme concentrée de la peinture. Je comprends que s’il devait y avoir évolution ou transgression, elles ne viendraient pas d’un support nouveau mais d’une nouvelle mise en tension du support.
La suite de mes expositions a montré différentes phases de ce parcours qui s’est réduit à organiser la surface en bandes verticales afin de préciser l’antagonisme des relations colorées par la multiplicité des rencontres et des intervalles. Ayant rejeté la forme comme un corps étranger, elle se déduit elle-même du format en une répétition banalisée qui laisse à la couleur le soin de prendre le relais par la seule activité des réactions et des énergies qui s’échangent. Ce travail fondé sur le rituel de la monotonie et du recommencement part de la couleur pour poser inlassablement le fait de la lumière, de son omniprésence et de sa complexité. Et si le hasard ajoutait un geste de désarroi ou de dérangement, cela n’en serait que meilleur. Enfin, ne l’oublions pas, la dérision veut que ce n’est pas sur la toile peinte que ceci se réalise, mais au centre de notre œil où réside un soleil.
Michel Carrade, Novembre 1988
(Texte tiré de « Un jour, une œuvre, Michel Carrade », présentation réalisée à l’occasion d’une conférence de Jean Guiraud consacrée à l’œuvre de Michel Carrade le 10 avril 1996 dans le cadre de « 1 jour, 1 œuvre » 95/96, « Le temps de la peinture » (Centre d’initiatives artistiques de l’Université Toulouse Le Mirail — Arts plastiques).
Texte et reproductions sont publiés avec l’aimable autorisation de Michel Carrade et de Jean-Baptiste Carrade.
Signalons aussi la monographie très complète sur Michel Carrade éditée par Didier Devillez (Didier Devillez éditeur, Bruxelles).