Francisco Goya, Saturne dévorant ses enfants, Musée du Prado
LANGAGE ET COMPLEXE DE CASTRATION
Extraits de la leçon du 11 mars 2010
Retournons à cet article de 1894 où Freud établit pour la première fois une synthèse de ce qu‘il a découvert concernant les névroses. Nous le citons « l’angoisse devenue libre, dont l’origine sexuelle ne doit pas être remémorée, se jette sur les phobies communes de l’être humain, animaux, orage, obscurité… »[1]
Je note que Freud croit utile de préciser que les phobies sont humaines tout en ne le spécifiant pour aucun des autres symptômes. Cette insistance particulière me semble révélatrice de la nécessité d’envisager rigoureusement la phobie sur le plan symbolique.
Le hasard de mes lectures récentes m’a fait découvrir une nouvelle, récemment éditée, de Stefan Zweig. (1881-1942) qui va éclairer l’envers de cette spécificité. « Un soupçon légitime »[2] a été écrit peu avant la guerre 39-45.
Précisons-en rapidement le contenu. Un couple dans la campagne anglaise possède un chien dont le mari s’occupe avec une prédilection extravagante. Le comportement de l’animal est étudié très finement et on le voit s’octroyer une place centrale dans la maison. Son intelligence et son extrême sensibilité lui font comprendre les bouleversements qui vont accompagner l’annonce soudaine de l’arrivée d’un enfant dans la famille. Perdant d’un seul coup l’attention de son maître, il va passer par toutes les phases de la perplexité, de la tristesse et de la rage. Il finira, ainsi, par assaillir sauvagement le père lors de la naissance, puis plus tard subrepticement fera glisser la poussette de l’enfant dans la rivière.
La psychologie de l’animal est analysée par Zweig avec beaucoup de finesse, et cette subtile identification aux comportements humains va jusqu’à suggérer qu’un animal domestique puisse tuer par jalousie. Ce chien baigne dans le signifiant mais il ne peut être question d’aller jusqu’à lui octroyer l’outil symbolique. Cette carence irrémédiable le maintient dans le spéculaire avec une bascule dans un drame sourdement mystérieux que la nouvelle décrit. Au contraire de ces identifications imaginaires qui ne laissent que peu de variation possible dans la réaction à la réalité, les symptômes humains sont d’une diversité qui laisse la singularité s’exprimer. La phobie est l’un d’eux et il convient d’en analyser la structuration symbolique.
Arrivons-en à Hans dont l’observation rapportée par Freud nous permet cette analyse.
Cet écrit garde toute sa fraîcheur et, avec sa précision, conserve une puissance de révélation essentielle pour la clinique analytique — Lacan parlait de puissance explosive. Les bavardages de ce petit garçon, son expérience de parole, sont la trame de tous ses tâtonnements pour affronter les surprises qui le désarçonnent. La condition humaine ce sont et ce ne sont que les effets du langage sur le corps. Avec le langage, l’être parlant doit repérer, supporter et comprendre, le rapport à son corps et aux autres. Ce n’est ni naturel ni automatique. Toujours prématuré et toujours désaccordé à son monde un enfant doit résoudre « l’énigme de son sexe et de son existence ». C’est ainsi que Lacan résumait le cas du petit Hans[3].
Avec des constructions langagières, les humains affrontent et apprivoisent le nouveau. Il leur faut inventer des solutions pour tenter de recomposer l’impossible et sortir de situations en impasses et c’est en créant des fictions et en construisant des mythes, qu’ils peuvent surmonter les obstacles inédits qu’ils rencontrent. Dans le cas du petit Hans les trouvailles ne manquent pas — nous allons les découvrir au cours de ces trois leçons, et la phobie se révèlera être une de ces constructions langagières.
En clinique, l’enjeu est de repérer comment chaque enfant a fait réponse au réel, et de découvrir quel est son bricolage singulier.
Nous allons étudier la toute première partie de cette observation à savoir ce qui a été distingué par Freud comme la phase phallique et le complexe de castration. Les différents éléments cliniques et la structure même de la phobie seront étudiés au cours des deux prochaines fois. Notons que nos trois séances sont à mettre en perspective avec les cinq mois de séminaire que Lacan y a consacré entre février et juillet 1957[4]. Vous voyez que nous serons loin d’épuiser tout l’intérêt de ce texte…
Quelques dates pour commencer :
Quand son père nous fait le récit de tous les dires et de toutes les réactions, Hans a un peu plus de trois ans.
– Il est né en avril 1903 et sa sœur naît en octobre 1906 — il a alors trois ans et demi.
– Sa maladie, qu’il appelle sa bêtise, apparaît en janvier 1908 — un peu avant cinq ans et disparaît au mois de mai de la même année (donc en cinq mois).
LA PHASE PHALLIQUE
D’une façon spontanée, comme son père l’a observé bien avant que ne se déclenche la phobie, Hans est très préoccupé par son petit organe. Il est curieux de son corps, et fait marquant, il élève son pénis au niveau d’un critère morphologique discriminant pour distinguer le vivant de l’inanimé. Tout ce qui est autour de lui est marqué du signe plus ou du signe moins. Cette omniprésence du pénis lui permet donc un début de symbolisation, un premier repérage symbolique avec une réalité du vivant qui est référée d’une part à l’apparence et d’autre part à ce qui est pulsionnel dans le fonctionnement de son pénis.
Par ailleurs non seulement son pénis lui permet d’assouvir ses satisfactions, mais il soutient également tous les rapports aux autres. C’est manifeste avec sa mère, mais prend aussi son importance avec ses petits camarades – Hans exhibe son organe et aime bien qu’on le regarde.
La masturbation est très présente chez lui dès cet âge de trois ans. À trois ans et demi il est surpris par sa mère, la main au pénis. Elle va alors le menacer qu’on le lui coupe s’il continue. Cela n’aura aucun effet et il continuera à le faire sans aucune culpabilité. Plus tard, à quatre ans et trois mois (juillet 1897), il tentera de séduire sa mère avec sa verge. Mais cette tentative est repoussée avec mépris et gratifiée d’être une « cochonnerie ».
Si la place de son pénis est centrale, il se manifeste que la préoccupation la plus continue pour Hans est d’être maintenu dans une place avantageuse auprès de sa mère. Il est aimé par elle et en obtient les plus grandes satisfactions.
– Malgré les conseils du père, il se retrouve souvent dans le lit de ses parents,
– Il suit sa mère partout y compris quand elle se déshabille, et plus tard l’accompagnera dans les waters.
– Lui-même est l’objet de tous les soins de cette mère aimante.
Cette phase semble s’achever sur l’acceptation de la différence sexuelle, mais ce n’est qu’apparence car cela inaugure plutôt l’éclosion de son trouble.
Assez brutalement le petit Hans va manifester des signes qui inquiètent son entourage. Il a quatre ans et neuf mois. Un matin, il refuse de sortir en invoquant la peur d’être mordu par un cheval. Je ne vais pas aujourd’hui traiter les développements de cette phobie qui va devenir rapidement invalidante, mais saisir ce qui en a permis son éclosion.
Dans cet équilibre relativement paisible, qu’est ce qui a pu déclencher pareil bouleversement ? Notons que le père de Hans, dans son courrier à Freud, attribue immédiatement un rôle déclenchant à l’excès de tendresse de la mère. C’est plutôt bien vu, mais demande à être précisé.
Voyons donc, les places respectives de la mère et de Hans, l’un pour l’autre.
• Du côté de Hans :
La demande d’être aimé par sa mère et de pouvoir répondre à cet amour organise son rapport au monde. Pour exister il lui faut se faire l’objet comblant de sa mère, et il tient fermement à toutes ses constructions imaginaires centrées sur son petit organe.
Peu à peu, cependant, cet agencement commence à tanguer.
– Il y eut d’abord la naissance d’une sœur qui l’avait obligé à réaménager son fantasme et à se construire de nouveaux mythes.
– Il lui a fallu par exemple s’identifier à sa mère en s’inventant une ribambelle d’enfants et adapter la légende de la cigogne qu’on lui a servi.
– Il lui a fallu refouler ses prestations exhibitionnistes (en réapparaissant dans un rêve, cette satisfaction à se voir regarder par des petites filles témoigne d’une réalisation de désir, indiquant que cela a été refoulé dans l’inconscient).
– Mais ce qui va précipiter la bascule c’est de se rendre compte que ce qu’il peut donner ne correspond plus à ce qui est attendu. Sa satisfaction sexuelle est en trop et sa mère désire, ailleurs, autre chose que lui l’enfant.
• Du côté maternel :
L’enfant ne prend place dans son économie subjective que comme substitut – pour simplifier restons-en au penisneid, sur lequel Freud a tant insisté. Comme mère, elle cherche à combler ce manque fondamental avec les satisfactions que l’enfant peut lui apporter. Mais ces satisfactions sont si provisoires que, par exemple, un deuxième enfant est devenu nécessaire. Lacan résume avec force, en langage signifiant, le lien fonctionnel entre la mère et Hans : son fils pour elle est plus proche d’une métonymie de son désir de phallus qu’une métaphore de son amour pour son mari[5].
Ainsi nous avons d’une part une mère qui manque avec un enfant venant à la place de ce manque comme totalité, et d’autre part cette même mère qui manque à l’enfant comme possibilité de la combler. Le fait essentiel c’est que ces deux manques ne sont pas congruents — il ne peut y avoir de recouvrement l’un par l’autre, et il faudrait un maillon symbolique pour leur permettre une coexistence relativement pacifiée.
UNE PRIVATION INTOLÉRABLE
Reprenons : Nous en étions à ce véritable jeu de dupes auquel se livraient Hans et sa mère — un jeu où le leurre central est le phallus imaginaire. Ce qui vient bousculer cette relation plus ou moins plaisante et tranquille entre la mère et Hans, c’est l’irruption du réel dans l’océan d’imaginaire. C’est là le drame puisque Hans avec sa jouissance phallique n’intéresse plus sa mère. La crainte de ne plus pouvoir combler la mère menace directement l’enfant car se profile l’idée qu’il va être privé de la mère. C’est la privation suprême, la privation réelle — tout s’écroule[6].
La vieille menace proférée par sa mère se retrouve réactivée. La pulsion qui jusqu’à ce jour était contenue par les élaborations imaginaires se retrouve brutalement libérée et se transforme en angoisse.
LE COMPLEXE DE CASTRATION COMME OUTIL SYMBOLIQUE
Ce qu’il va devoir trouver c’est une solution pour « résoudre l’énigme, soudain actualisée pour lui, de son sexe et de son existence[7] »
Cette solution est, pour les humains, un instrument inclus dans le système du langage, ce qu’on appelle le complexe de castration[8]. C’est à Lacan qu’on doit d’avoir clarifié ce concept de manque d’objet en précisant qu’il s’agit de la castration symbolique d’un objet imaginaire par le père réel[9].
Un outil symbolique est nécessaire aux humains pour leur permettre de trouver un rapport apaisé au Monde et à leur corps. Pour Hans, cela permettrait que chacun, et particulièrement sa mère, retrouve sa place sans que lui-même se sente menacé dans son corps. Disons qu’il lui serait nécessaire d’inscrire ce phallus réel dans une trame symbolique pour que la vie puisse se continuer sans angoisse[10]. Tout pourrait se régler ailleurs, sans être du ressort de l’enfant.
L’enjeu de cette solution, c’est de trouver une place insérée dans un système de relation, et de pouvoir s’identifier pour assumer son anatomie.
Au total il n’y a pas rapport entre le manque de la mère et celui de l’enfant — il n’y a pas de rapport mais il y a une suppléance symbolique. Cette suppléance, toujours construction singulière, peut prendre toutes les formes possibles de la plus simple à la plus bancale. Pour Hans cette construction symbolique sera une phobie.
LA SOLUTION PHOBIQUE
Ce qui caractérise le cas du petit Hans, c’est qu’il n’est pas confronté à une parole qui s’accorde à la loi. Il recherche un père qui interdit et se retrouve avec quelqu’un qui se récrie de son absence de méchanceté. Il va alors s’agir pour lui de savoir comment supporter son pénis réel. Le récit permet de repérer comment il recombine les divers éléments qui composent son univers, en créant de nouveaux fantasmes, de nouvelles constructions mythiques. Ce bricolage, de trébuchement en trébuchement[11], permettra une structuration symbolique qui fasse suppléance.
(…)
Insistons, la phobie n’est pas liée directement à l’interdiction de la masturbation. Et il serait illusoire, par ailleurs, de penser qu’il suffirait soit d’être plus permissif soit d’apprendre l’anatomie et la physiologie sexuelles pour être exonéré d’avoir à en passer par cet instrument de langage. Ce n’est pas par l’acquisition de connaissance que l’on peut résoudre la phobie, mais à l’inverse la résolution symbolique permet l’acquisition de connaissances.
L’inanité des solutions comportementalistes s’en déduit.
Remi Lestien
[1] Sigmund Freud. « Les Psychonévroses de défense » Névrose, psychose et Perversion, PUF, p. 9.
[2] Stefan Zweig, Un Soupçon légitime, Éditions Grasset.
[3] Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Seuil, p. 519
[4] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Seuil, leçons 12 à 23.
[5] Jacques Lacan, La relation d’objet, op. cit., p. 242.
[6] Jacques Lacan, La relation d’objet, op. cit., p. 321.
[7] Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op. cit., p. 519.
[8] Jacques Lacan, La relation d’objet, op. cit., p. 216 : « La castration est le signe du drame de l’Œdipe, comme il en est le pivot implicite ».
[9] Ce qui peut se dire autrement : interprétation symbolique (inconsciente) de l’imaginaire de l’organe pénien par une loi.
[10]Jacques Lacan, La relation d’objet, op. cit., p. 284 : « Cet outil permettrait de pouvoir passer de l’appréhension phallique (imaginaire) de la relation à la mère à une appréhension castrée (symbolique) de la relation au couple parental ».
[11] Jacques Lacan « la Direction de la cure », Écrits, p. 632. Également dans le Séminaire X, L’angoisse, p. 94 : « La logique a dès lors cette fonction essentiellement précaire de condamner le réel à trébucher éternellement dans l’impossible ».