A. Ayme, Seize et une… 43
Extraits de la leçon d’introduction à la psychanalyse de décembre 2009, par Éric Zuliani
Une question a été posée par l’un des participants : pourquoi s’identifier ? Est-ce contingent, ou nécessaire ? À quelle logique cela répond-t-il ? Françoise Pilet-Frank a introduit lors de la précédente leçon deux termes — position et place — qui ont permis d’opérer une distinction plus fine dans ce que l’on appelle identification. À partir de là, on peut faire la réponse suivante : s’identifier est une nécessité qui tient au fait que le sujet a affaire à un défaut de structure, à un il n’y a pas, à un manque auquel le symbole ne supplée pas.
Freud a donné un nom à ce manque : castration. Or, c’est le privilège de la clinique de la féminité – du cas Dora donc – de faire apercevoir que cette jeune fille, à travers les différents moments du drame qu’elle traverse, se débat avec ce il n’y a pas. Ce que tente Dora, s’analysant avec Freud, c’est de se reconnaître dans sa propre « nature génitale ». Pour ce faire, Dora se donne une boussole : Mme K. C’est un élément de sa subjectivité, « un mystère » dit Lacan. Cet élément a été aperçu par Freud, mais il ne le lit pas correctement, car pour Freud existe un il y a (à chacun sa chacune). Aussi le traitement s’arrête car le désir de Dora n’a pas été reconnu par Freud.
Une série de renversements dialectiques
Le cas Dora témoigne d’un changement de style de Freud par rapport aux Études sur l’hystérie (cf. p. 5) : il laisse à présent le sujet choisir le « thème de son travail » — il ne tente plus d’orienter ses paroles : il laisse parler le sujet. Freud est guidé par les mots à doubles sens, les équivoques (p. 47, note 1), les erreurs de dates, les imprécisions, les doutes (p. 9 et 10). C’est à partir de ces points qu’il reprend la parole. Cela prend alors la tournure de paroles échangées, et on est frappé de voir que ces échanges prennent l’aspect d’une « série de renversements dialectiques », selon les termes de Lacan. Il faut les interventions de Freud pour opérer ses renversements à travers lesquels la vérité de ce que dit Dora varie.
Prenons un premier exemple pour montrer un moment où une vérité est supplantée par une autre. Au début des rencontres, Dora se lance dans un premier récit où chacun en prend pour son grade. Son père notamment, dont elle dénonce la relation avec Mme K. ; le fait qu’il ferme les yeux sur les agissements de Mr K. ; le fait qu’il utilise sa maladie pour entretenir sa relation avec Mme K., etc. Ce premier développement se conclut sur une apparente impasse que souligne Freud (p. 23). Comment Freud s’y prend-t-il pour surmonter cette impasse ? Un reproche n’est jamais qu’un auto-reproche, propose-t-il. Le reproche, en fait, est l’indice que Dora est impliquée dans l’affaire, qu’elle a déjà pris position. C’est cette position que Freud lui fait apercevoir par son interprétation (« rectification subjective » dit Lacan). Il extrait le ressort symbolique d’une relation hautement imaginaire du style toi-même ! Ce moment de la cure de Dora met en évidence la fait que la parole permet d’ordonnancer les élément du drame à partir de la position du sujet, de la place qu’il y tient.
Fonction créatrice de la parole
Voici à présent un autre exemple où Freud intervient (pp. 38, 39, 40 et 41). Freud souligne la répétition incessante chez Dora de mêmes pensées obsédantes dont le contenu est certes correct — mais pourquoi ces pensées insistent-elles sans que Dora puisse penser à rien d’autre ? Freud se demande comment faire face à ce genre de pensées. Il indique qu’elles sont là aussi l’indice de l’inconscient — d’une pensée inconsciente, la plupart du temps opposée. L’énoncé « Je ne peux pas pardonner à mon père », qui est conscient, masque en fait une pensée inconsciente qu’il s’agit de révéler. Freud, rassemblant les éléments de ces pensées répétitives finit par dire à Dora qu’elle est une femme jalouse, et que cela révèle son amour pour le père ainsi qu’une jalousie par rapport à Mme K. C’est une fois de plus la position de Dora qui est révélée. Dora, bien que disant non à ces paroles de Freud, dit oui, allusivement (p. 41), à l’interprétation de Freud. Ce moment de la cure de Dora met en évidence la fonction créatrice de la parole : les termes de « femme jalouse » sont nouveaux pour Dora, et font venir au jour une position à elle-même ignorée.
« À l’intersection de plusieurs cercles de représentations »
Examinons enfin la manière dont Freud considère le premier rêve de Dora (p. 46). Il faut d’abord indiquer que ce que Freud appelle « le rêve » est un récit de rêve plus les associations qui en dérivent. Ce rêve surgit au moment où se sont révélés les différents liens libidinaux de Dora. Freud a laissé se développer ce qu’il en est du lien de Dora à Mme K., mais il définit imaginairement une identification masculine de Dora dans ce qui lui semble relever d’une homosexualité inconsciente. Il ne donne pas sa portée symbolique au rôle de Mme K. C’est en ce point que Dora fait ce rêve que Freud commence par réduire en une série d’éléments.
Le rêve est comme en deux parties et ne fait que répercuter la division de Dora. D’un côté, se mettre à l’abri, par le truchement du père, du « feu de l’amour » ; de l’autre, tenter de symboliser son être de femme, par le truchement d’une femme (la mère) et… d’une boîte à bijoux.
Freud d’emblée souligne une phrase rapportée par Dora (« on peut avoir besoin de sortir la nuit ») qu’il va garder en réserve. Puis les premiers éléments du rêve sont rapportés de manière logique (et non imaginative) à des événements de la vie diurne. On voit au passage que les interventions de Freud permettent à Dora de se souvenir. Freud traduit la première partie du rêve comme étant la réalisation d’un désir de se dérober à Mr K. Mais veut-elle ce qu’elle désire ? Rien n’est moins sûr car dans un rêve « une décision se maintient jusqu’à ce qu’elle soit exécutée ».
La seconde partie du rêve parle d’une femme (la mère de Dora), d’une boîte à bijoux et du père qui, de nouveau, ne veut pas. La boîte à bijoux est référée à un bijou – absent, non offert – objet d’un discord entre le père et la mère ; à une boîte à bijoux offertes par Mr K., sorte de promesse ; à un bijou en forme de goutte. Cette seconde partie du rêve contient, outre des personnages, des objets bien singuliers, se rapportant au don, à la circulation symbolique, et à la féminité.
C’est à partir du feu que Freud introduit un signifiant clé : mouillé, s’appuyant sur ce qu’il avait gardé en réserve : on peut avoir besoins de sortir la nuit. Aussi, il précise à la page 66 que ce mot, mouillé, est à l’intersection de plusieurs cercles de représentations. Le réel de la zone corporelle impliquée dans la vie amoureuse de Dora, en référence à l’énurésie ; l’imaginaire de l’identification à Mr K. ; le symbolique des objets de don – présents ou absents – qui circulent entre les personnages. La boîte à bijoux condense, noue, un certain nombre d’éléments (p. 68).
Il n’y a pas
Pour Freud, l’interprétation s’arrête là. À partir d’un échange de parole, Freud a procédé en décomposant cette parole en éléments qu’il peut alors déplacer, replacer, inclure ou exclure de différents contextes. Cela est donc devenu une écriture (comme une lettre anonyme) régie par l’homophonie, la grammaire et la logique (note 1, p. 51). Pour Freud il s’agit de traduire un message chiffré « qui est renvoyé au sujet sous sa forme inversée (déchiffré) » (Jacques-Alain Miller). Freud s’arrête là : vous vous refusez à Mr K. au nom de votre père présent en chacun de vos symptômes. Dora, lacanienne, a un tour d’avance sur Freud et fait apercevoir que, là où Freud dit il y a Mr K. (p. 67), sa construction, son nouage RSI (réel de la zone corporelle, imaginaire de l’identification masculine, symbolique des objets de don) peut se comprendre ainsi : l’inconscient interprète le il n’y a pas.
Éric Zuliani