Jean-Louis Gault – Mè phunai [1]
Nous poursuivons cet exposé des leçons extraites de notre expérience clinique chinoise par le cas d’un patient présenté vendredi 28 octobre, par sa psychiatre le Dr. Li Jing.
Cet homme âgé de 28 ans est originaire d’une province du sud de la Chine, le Fujian, situé à plusieurs milliers de kilomètres de Qingdao. Il est entré à l’hôpital à la mi août. Depuis une dizaine d’années il soufre d’angoisses et d’un symptôme de vérifications auxquelles il doit procéder spécialement au moment du coucher. En 1999 il a quitté son village pour aller au lycée de la ville voisine, où il est devenu pensionnaire. C’est à ce moment là que les vérifications ont commencé, il était angoissé et ne dormait plus. À son entrée à l’université les angoisses et les insomnies se sont accentuées. Avant de s’endormir il devait neutraliser toute source possible de bruit, il vérifiait qu’il avait bien éteint son portable, allant jusqu’à retirer la batterie. Il vérifiait que toutes les portes étaient bien fermées, et qu’aucun livre n’était posé sur le rebord de son bureau avec le risque de tomber pendant la nuit. Rien n’y fait. Épuisé par ses symptômes, il interrompt ses études en troisième année. Son médecin lui prescrit des antidépresseurs, son état s’améliore quelque peu. Il cherche du travail. Il fait de nombreux emplois qu’il abandonne après une semaine ou deux, parce qu’à chaque fois il est envahi par l’angoisse. Sa famille l’envoie dans un temple, mais cela n’a aucun effet. Un jour au cours d’une émission de télévision il entend parler d’un professeur de l’hôpital de Qingdao réputé pour ses succès dans le traitement des problèmes psychologiques. Il quitte sa lointaine province et vient se faire soigner ici.
Il est le dernier d’une famille de quatre enfants. Ses parents habitaient la campagne, de sorte qu’ils pouvaient échapper à la loi stricte de l’enfant unique appliquée dans les villes. En zone rurale un second enfant était toléré, mais là ils en avaient eu quatre, et lui était arrivé en dernier. Il considère qu’il n’aurait pas du naître.
***
Au cours de l’entretien le patient explique que les difficultés ont commencé quand il est entré au lycée. Il était pensionnaire, ils étaient huit dans la même chambre, il était gêné par le bruit que faisaient ses camarades. Ils parlaient entre eux, et c’est cela qui l’empêchait de dormir. N’en pouvant plus il avait quitté l’internat et était venu vivre avec sa mère qui avait loué un appartement pour pouvoir l’accueillir. Là non plus ça n’allait pas, car il y avait une usine voisine où des ouvriers travaillaient et faisaient du bruit, ce qui l’empêchait de se reposer pendant la journée quand il voulait faire la sieste. À la longue la simple appréhension du bruit était devenue en elle-même une source d’angoisse. D’où les multiples vérifications auxquelles il devait procéder avant de se coucher, pour tenter de neutraliser à l’avance toute cause possible de bruit au cours de la nuit. Ce sont les bruits qui surviennent brutalement, par surprise, qui sont angoissants et l’arrachent à son sommeil. À l’université il entreprend des études d’ingénierie en robotique, mais les abandonne en dernière année.
Un épisode de sa petite enfance marquera son début dans la vie. Il avait 3 mois, il avait été confié aux soins de sa grand-mère maternelle. Il attrape un coup de chaleur, il a une très forte fièvre, il est hospitalisé, il est entre la vie et la mort. Il récupère, mais il reste de santé fragile pendant plusieurs années. À trois ans il ne pèse que 9 livres. Aujourd’hui encore il est très maigre.
Il parle lentement avec une voix mécanique et heurtée, en détachant nettement les caractères un par un. À certains moments il s’interrompt longuement, à la recherche du mot juste, que quelques fois il ne trouve pas, puis il reprend. Sa langue maternelle est un dialecte de la région de Fuzhou, voisin du Taïwanais. Il s’exprime en mandarin, mais l’interprète note certaines expressions ou tournures empruntées à son parler d’origine, dont elle ne saisit pas immédiatement le sens. À l’école primaire, il était l’objet de moqueries de la part de ses camarades à cause de son aspect chétif. Il rapporte, dans sa langue, plusieurs surnoms disgracieux, dont la traduction en mandarin donne quelque chose comme shou gu ling ding, 瘦骨伶仃soit, « maigre tas d’os ».
La déclaration de sa naissance avait elle-même été l’occasion d’une embrouille de langue et d’écriture. Dans la tradition chinoise le prénom est un syntagme élaboré par les parents qui traduit, dans la signification et l’écriture, les vœux qu’ils forment pour l’être à venir. Les parents de notre patient avaient choisi de l’appeler jian ming, 剑鸣 « cri d’oiseau aigu comme l’épée ». L’employé d’état civil, certainement peu enclin à céder aux fantaisies de ces propres à rien de paysans, avait prétendu ignorer ces caractères compliqués, et avait aussitôt collé à l’enfant le prénom approchant de jian sheng, 建 生 « construire la vie », qui lui était resté.
Dès son plus jeune âge, il était facilement amoureux de ses petites camarades, mais taisait ce sentiment, qui n’était pas partagé, et il en souffrait. Une fois il s’était enhardi. C’était à l’université, il s’était inscrit dans un groupe de théâtre qui était dirigé par une étudiante. Elle lui avait demandé de préparer une pièce. Il avait écrit un morceau de théâtre humoristique sur la vie dans le campus, et avait recruté des acteurs parmi les étudiants. Petit à petit, au moment de monter la pièce, il était tombé amoureux d’elle. Elle lui plaisait parce qu’elle apparaissait comme une fille de bonne famille, bien éduquée et élégante. Il lui avait écrit et il l’appelait au téléphone, mais elle avait repoussé ses avances et devant son insistance elle l’avait menacé de l’exclure du groupe. Il en avait été très affecté et cela l’avait conduit à s’isoler dans le silence. C’est l’état dans lequel il se trouve présentement.
Il voudrait que son médecin s’adresse à lui avec des mots précis. Il se considère comme quelqu’un d’hésitant, qui n’a pas confiance en lui, c’est pour cela qu’il demande qu’on lui parle avec clarté. Il a lu ça dans un magazine. Un psychologue japonais expliquait que les patients ne guérissaient pas parce qu’on utilisait avec eux des mots au sens incertain, et conseillait la mise au point d’un vocabulaire dépourvu d’ambigüité pour les aider. Notre patient pense que c’est cela qu’il lui faudrait et c’est ce qu’il attend de son thérapeute. Il va prochainement quitter l’hôpital, pour rejoindre sa province, mais avant il voudrait passer quelque temps dans un temple, pour se ressourcer.
***
La première question posée au cours de la discussion fut pour demander pourquoi on s’était autant intéressé à la vie amoureuse du patient. On répondit que dans la mesure où l’amour se situe au joint le plus intime de la relation du sujet avec la parole, ce questionnement visait ce point exquis. Le patient en avait apporté le témoignage par l’évocation des difficultés qu’il avait de déclarer ses sentiments.
Une autre question concernait la maladie qui avait failli l’emporter à l’âge de 3 mois, comment cet épisode avait-il pu avoir autant d’importance, alors qu’il était trop jeune pour en avoir gardé le souvenir ? On souligna qu’en effet il en avait eu connaissance parce que cela lui avait été raconté. Avant d’être un évènement pour lui, cela avait été un évènement pour sa mère, qui lui en avait fait la narration. Elle lui racontait qu’il avait failli mourir parce que sa grand-mère s’était mal occupée de lui. À cet instant elle avait cru perdre cet enfant, qui du coup était devenu son objet le plus précieux, sur lequel désormais elle veillerait en l’entourant de tous ses soins. Il en demeurera cet enfant couvé qu’elle protège du danger qui vient du monde extérieur.
On s’est aussi interrogé sur le statut à donner à ses symptômes de vérifications, qui avaient été rattachés au registre de l’obsession. Nous avons cédé à notre goût pour les oppositions binaires, exposées au tableau, pour mettre en valeur une répartition tranchée entre les symptômes de ce patient, et la grande appréhension obsédante de l’homme aux rats, qui faisait l’objet de l’étude de l’après-midi. Le point important dans cette clinique différentielle, avons-nous indiqué, est de situer le phénomène premier qui préside à la formation du symptôme, suivant une différenciation sommaire entre extérieur et intérieur. Notre patient est initialement confronté à un phénomène qui se produit à l’extérieur de lui-même, bruits de voix tout d’abord, avant de concerner n’importe quel type de bruit susceptible de faire effraction dans le perçu. Les vérifications viennent en second pour prévenir l’apparition des bruits. L’homme aux rats à affaire à un phénomène qui a son siège à l’intérieur de lui-même, en l’occurrence son désir, animé par la curiosité brûlante de voir le corps de femmes nues. L’obsession est un mode de défense contre ce désir qui se trouve refoulé. Chez notre patient la source du symptôme est extérieure, elle est interne pour l’homme aux rats. L’un est envahi par des bruits situés au dehors, l’autre est en proie à son désir. Cette différence topique a une incidence immédiate dans la conduite du traitement, avons-nous poursuivi. Dans le cas de l’homme aux rats, la cure analytique et l’interprétation du symptôme ouvre pour le sujet l’accès à un désir jusque là voilé. Notre patient, lui, a un accès direct au phénomène du bruit que nul voile ne recouvre. L’objectif du traitement est ici à l’opposé de celui de l’homme aux rats, puisqu’il s’agirait pour le patient d’élaborer un mode de défense contre ces voix parasites. Ici nous n’avons plus l’appui sûr du déchiffrage des symptômes tel que l’enseigne l’expérience freudienne, s’ouvre alors devant nous un champ nouveau d’investigation où les solutions singulières du patient trouvent leur place.
***
En conclusion, nous avons voulu restituer la trame dramatique qui gouvernait la vie de notre patient, en une fantaisie susceptible d’en livrer le noyau de vérité. Ses parents avaient choisi de le prénommer jian ming, où ming 鸣est le caractère du cri de l’oiseau. Il nous est alors revenu un proverbe chinois qu’on nous avait raconté peu auparavant. C’est l’histoire d’un oiseau, seul au milieu de la forêt parmi les autres oiseaux que l’on entend tous chanter. Lui on ignore qu’il existe parce qu’il est trop timide pour chanter. Un jour survient un grand danger, alors il arrachera de sa gorge un cri puissant qui alertera les autres oiseaux. De ce jour il sera le plus connu des oiseaux. Notre patient est cet oiseau, mais il n’a pas crié. Il n’a pas pu assumer son vrai prénom et il était né en infraction à la loi. Ce cri qui aurait du sortir de lui pour signaler sa présence dans le monde, il ne l’a pas fait entendre parce qu’il a été privé de son nom. La maladie qui l’a frappé peu de temps après sa naissance l’a laissé dans la dépendance de sa mère, où il n’est plus qu’un oiseau chétif qu’il faut protéger. Ce cri qui n’est pas sorti de sa gorge, il lui revient au dehors sous la forme de ce bruissement, à la limite de l’hallucination. Cette part de lui-même qui lui a été primordialement retranchée, lui est à jamais dérobée. Cette construction voulait rendre sensible un nécessaire effort de poésie dans tout abord de la clinique, comme aussi l’appel à l’invention pour répondre à cette dimension de l’impossible inhérente à toute expérience subjective.
[1] Paru dans Lacan Quotidien n°91, le 17 novembre 2011. http://www.lacanquotidien.fr/