Jean-Louis Gault – Les deux voies de la parole[1]
Hôpital psychiatrique de Qingdao, province du Shandong, Chine.
Lundi 24 octobre, 9 heures, le Dr. Zhang Shao Li, une psychiatre de l’établissement, présente l’observation d’un de ses patients, Mr. L., qu’elle souhaite que nous rencontrions. Il s’agit d’un homme de 50 ans, qui consulte le service depuis 9 ans, pour ce qui est appelé « une dépression ». Il est actuellement hospitalisé pour la sixième fois. Les cinq fois précédentes il avait séjourné à l’hôpital pendant quelques semaines, où sous l’effet du traitement médicamenteux, antidépresseur et anxiolytique, son état s’était rétabli, mais de retour chez lui « la maladie dépressive » avait progressivement repris le dessus. A chaque réhospitalisation, il avait fallu changer de médicament pour obtenir une amélioration de son état. Cette fois, il était dans le service depuis 4 mois, et malgré la prescription d’une nouvelle molécule, il restait « déprimé ».
Au cours de l’entretien, en réponse aux premières questions sur le motif de son hospitalisation, le patient explique qu’il soufre de « la maladie de la dépression », et qu’il attend que les médicaments lui apportent la guérison. On décide alors rapidement d’abandonner cette voie d’interrogation sur sa maladie, pour s’intéresser à sa vie proprement dite.
Il est le dernier de trois garçons. Né quelques année avant le début de la Révolution culturelle, il dit avoir beaucoup souffert de cette période. Son père était un ancien officier supérieur de l’armée rouge. Au début des années soixante, celui-ci décide d’abandonner la carrière militaire, pour répondre au désir de sa propre mère qui avait beaucoup pleuré, au point d’en être devenue aveugle, ce fils qui avait connu les épreuves de la longue guerre de libération. Elle ne voulait plus qu’il prenne le risque de se voir exposé à un autre conflit. Il quitte l’armée et se reconverti avec succès dans l’industrie, mais il est rattrapé par ses origines bourgeoises, au moment de l’offensive déclenchée par Mao en 1966. Appartenant à la classe des paysans riches, il est exposé à la vindicte des gardes rouges, il est déporté à la campagne, spolié de ses biens, soumis aux humiliations de l’autocritique et battu.
Notre patient, alors jeune élève de l’école primaire, prend sur lui le poids de la faute paternelle. Il éprouve de la honte à chaque fois qu’il doit remplir les fiches de renseignements scolaires et indiquer l’origine sociale de son père. Quand il écrit ce mot de funong, « paysan riche », il sent peser sur lui un regard d’opprobre. Il en vient à s’isoler de ses camarades dont il redoute les petites moqueries, qu’il attribue immanquablement au péché paternel de n’être pas né paysan pauvre.
C’est durant cette période, aux alentours de ses 5-6 ans, que survient un incident, déjà signalé à son médecin, mais dont nous n’avons pas réussi à dégager le véritable ressort subjectif. C’est l’été, il est sur la plage, parmi un groupe d’enfants, à ramasser des fruits de mer. Soudain un orage éclate, le tonnerre gronde, les enfants effrayés se dispersent, il aperçoit alors deux enfants étendus sur le sable, avant de s’enfuir de la plage et de se réfugier à la maison auprès de sa mère. Celle-ci lui apprendra que les deux enfants sont morts foudroyés. Le souvenir de ce drame va le poursuivre pendant plusieurs années et il ne réussira à l’oublier quelque peu qu’à la fin du lycée.
De son enfance il garde une peur des chiens, qu’il conserve jusqu’à aujourd’hui. Il avait peur d’être mordu, en particulier par des chiens que l’on rencontre à la campagne, et il attribue cette peur à la crainte qu’il avait ressentie quand il avait su que son père était humilié et battu, mais cette phobie n’a pas été interprétée au cours de l’entretien.
Le début de l’épisode actuel, qui l’a conduit à être hospitalisé, remonte à un accident de la route survenu il y a 9 ans. À l’époque il est le responsable apprécié d’une filiale du groupe pour lequel il travaille. Il est réputé sérieux et a réussi une belle carrière. Ce jour là il a animé une de ces réunions faites avec ses ouvriers pour les encourager à améliorer la productivité. Comme à l’accoutumée, pour souder le personnel et l’entraîner sur la voie de meilleurs résultats, on s’aide de toasts portés à la gloire de l’entreprise, qu’accompagne la consommation d’un nombre équivalent de verres de bière. Quand il quitte la réunion pour rentrer chez lui, au moment d’enfourcher sa moto il a beaucoup bu. Il n’ira pas très loin. Il perd le contrôle de son engin et se retrouve projeté sur un tas de pierres. Il perd connaissance, il a le menton brisé et il est blessé au visage. Quand il se réveille à l’hôpital il prend la mesure de ce qui lui est arrivé, il s’accable de reproches et craint d’être sanctionné. C’est tout le contraire qui arrive. Son patron appelle pour s’enquérir de son état et prendre de ses nouvelles, mais nul reproche. Ses blessures guérissent, mais lui ne se remet pas de écart de conduite. Il perd le sommeil et ne peut reprendre son travail. Il est finalement transféré en psychiatrie où débute le parcours qui aboutit à la rencontre d’aujourd’hui.
À un moment le patient signale les séquelles qu’il a gardées de cet accident, il explique qu’on l’a opéré au visage et passe sa main sur sa face pour montrer de quoi il s’agit. En fait on ne voit aucune cicatrice, la réparation semple parfaite. Mais lui poursuit et articule ce qu’il veut précisément dire : « Je me sens humilié d’avoir eu cet accident, j’ai perdu la face ». On le félicite d’avoir trouvé cette formule, qui dit exactement ce dont il soufre depuis cet accident, « il a perdu la face ». On ajoute que l’on pense qu’il n’a pas « la maladie de dépression ». Il accueille avec bonne humeur cette nouvelle mais ajoute qu’il se demande s’il ne doit pas tout de même continuer à prendre des médicaments. On ne le contredit pas. On termine en l’encourageant à parler avec son médecin de ce sentiment d’avoir perdu la face.
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Au cours de la discussion il a fallu s’expliquer sur la raison qui nous avait fait lui dire qu’il n’avait pas « la maladie de la dépression ». A quoi nous avons répondu que certes le patient présentait tous les signes d’un état que l’on peut qualifier de dépressif, mais que la question était de savoir à quoi était dû cet état. Cet état relève-t-il d’une maladie naturelle, comme l’est la tuberculose par exemple, qui est susceptible de guérir par la voie d’un traitement médicamenteux, ou bien est-il à rapporter à une autre cause? Nous nous sommes alors référé à un enseignement de Lacan : « On est déprimé parce que on a cédé sur son désir. On sort de la dépression quand on retrouve la voie de son désir ». Nous avons tenté d’étayer cette rude formule, en la référant à l’expérience de chacun, où le désir est ce qu’on estime devoir faire en fonction de ses engagements dans la vie privée ou publique. Cette dimension de la responsabilité subjective n’a pas échappé aux participants du séminaire.
Pour rendre compte de la dimension donnée à l’entretien nous avons exploité une référence chinoise et nous avons fait valoir qu’il y a deux voies de la parole. Nous avons tracé au tableau le caractère chinois de la voie, le « Tao », qui donne son nom à une tradition qui avait spécialement retenu l’attention de Lacan. Il y a ainsi, avons-nous dit, deux voies dans l’abord du patient. La première est celle de la maladie naturelle. Elle attend des réponses du patient le recueil d’un faisceau de faits qui tendent à l’objectivité, à partir desquels on pourra se former une idée de la maladie selon des causes physiques. La seconde voie est celle de la maladie, que nous avons proposé d’appeler morale, où le sujet est impliqué dans sa responsabilité. Il en résulte une notion de la maladie où l’on soufre de ce que l’on a fait, ou de ce que l’on n’a pas fait. Le patient, avons-nous souligné, a donné le témoignage de ce registre moral où prend place ce qui lui arrive. Les séquelles qu’il porte sur son visage sont bien la conséquence de cet accident, mais elles ne s’inscrivent pas dans l’ordre physique. Elles appartiennent à une dimension morale, qui lui fait dire, qu’il a « perdu la face » à cause de cet accident, dont il se sent responsable, et c’est pour cela qu’il se fait autant de reproches.
Le choix de l’une ou l’autre des deux voies de la parole conditionne ce que l’on est susceptible de recueillir de l’entretien avec le patient, avons-nous conclu. Si l’on emprunte la voie de la maladie naturelle, on s’obligera à un type de discours, dans la recherche de données objectives, où les réponses du patient trouveront nécessairement à s’inscrire, mais où lui-même ne sera pas impliqué en tant que tel. La voie de la maladie dite morale conduit à impliquer le patient. Il est alors amené à prendre la parole en son nom, non plus pour fournir des informations utiles à l’enquête diagnostique, mais pour juger de ce qu’il a fait ou pas fait.
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Cette présentation s’inscrit dans le programme d’un séminaire d’une semaine, à l’automne, organisé à Qingdao, pour la quatrième année, par la section clinique de Nantes. Du lundi au vendredi, chaque matin a lieu une présentation de malade. L’entretien a lieu en français par l’entremise d’une interprète qui assure la traduction simultanée en chinois. Cette année il s’agissait d’une diplômée de l’université de Qingdao, formée à Brest. Un séminaire d’études freudiennes et lacaniennes se déroule les après-midis. Nous avions choisi cette fois de présenter et commenter le cas de l’homme aux rats. En retour, chaque année 4 à 5 psychiatres chinois sont invités à Nantes pour une durée d’une semaine, où ils participent à un enseignement pratique, clinique et théorique, et se joignent à l’une des sessions de la section clinique.
Qingdao se prononce en français « Tsintao ». La cité donne son nom à l’une des bières les plus bues dans le monde. La ville a hérité de la présence de la concession allemande, de 1898 à 1914, une tradition de brasserie qu’elle a considérablement développée. Située à la latitude des Baléares sur la Mer Jaune, face à la Corée du sud et à l’ile japonaise de Kyushu, entourée de dizaines de kilomètres de très belles plages, elle appartient à la Riviera chinoise. Très prisée comme cité balnéaire dès le début du siècle dernier, le président Mao y passait ses vacances d’été.
La péninsule du Shandong est l’un des berceaux de la civilisation chinoise. A 3 heures de route à l’ouest de Qingdao se trouve la petite ville de Qufu près de laquelle est né Confucius en 551 avant J.C. Après la période noire de la révolution culturelle, la ville a aujourd’hui retrouvé sa tradition universitaire, et l’on y croise de nombreux jeunes gens venus étudier la pensée du grand sage. A 30 km au sud de cette même ville l’on rencontre la bourgade de Zoucheng, où naquit Mencius un siècle après maitre Kong.
Enfin, l’une des cinq montagnes du Taoïsme, le mont Taï, est située au Shandong, où il est un lieu très fréquenté de pèlerinage.
Jean-Louis Gault, octobre 2011.
[1] Paru dans Lacan Quotidien n°73, le 30 octobre 2011. http://www.lacanquotidien.fr/blog/