Le paradoxe de la satisfaction, entre désir et jouissance
Présentation du thème
Selon Freud, le symptôme névrotique dont le sujet se plaint a deux versants. Il est d’abord une entité langagière, le symptôme parle dans la mesure où il «dit quelque chose», il est un message à déchiffrer, c’est le versant du sens, Sinn. Il comporte un autre versant, celui de sa Bedeutung, par où il accomplit «un nouveau mode de satisfaction de la libido». Cette «satisfaction réelle» n’est guère reconnaissable par la personne qui l’éprouve comme une souffrance, et s’en plaint à ce titre. Ce versant du symptôme comporte une satisfaction pulsionnelle, que Lacan distingue comme son «rapport au réel». On se retrouve devant un paradoxe : le patient demande une analyse parce qu’il souffre d’un symptôme, mais se découvre que ce dernier accomplit une volonté de jouissance inconsciente, procure une satisfaction pulsionnelle. D’où le problème : comment peut-on parvenir, par l’analyse, non seulement à déchiffrer le sens du symptôme, mais aussi à toucher son «rapport au réel» ? La question devient : quel est le rapport du symptôme à la satisfaction qu’il comporte, une fois qu’il a été traité par l’analyse ? Autrement dit, quel est le destin de la satisfaction pulsionnelle à la fin de l’analyse ? Freud se la pose dans son texte «Analyse finie et infinie» : il s’agit de savoir, dit il, «s’il est possible de liquider durablement, par l’analyse, une revendication pulsionnelle à l’égard du moi».
Avec Lacan et la lecture qu’en fait Jacques-Alain Miller, le trajet analytique pourrait se dire ainsi : l’inconscient freudien, c’est l’inconscient transférentiel. De la rencontre avec l’analyste découle l’inscription du sujet supposé savoir, et la clinique qui s’en produit est clinique sous transfert. L’analysant par sa narration va lever le voile, et, avec les interprétations de l’analyste, une succession de révélations vont surgir. Il va tisser pour son analyste une «hystoire», un roman de la vérité. L’interprétation du refoulement et du symptôme a des effets thérapeutiques, mais le désir ne se nomme pas et ce qu’on en cerne, c’est une jouissance. Cette jouissance trouve localisation dans le dispositif signifiant : dans cette narration il y a des trous, des restes, des résidus, des pièces détachées. Peu à peu, cette élucubration, cette fiction est mise à l’épreuve de son impuissance à résoudre l’opacité du réel. En-deçà du refoulement il y a la défense, qui est refus, obstacle actif par rapport à la jouissance. C’est ce qu’il faut déranger pour que le sujet, au-delà et en-deçà de son fantasme, puisse produire ce qui le fait singulier, son sinthome, dispositif ininterprétable mais susceptible de reconfiguration. C’est l’enjeu même de la psychanalyse, que de viser à la singularité d’un mode de satisfaction apaisé.
Jacques-Alain Miller a proposé de recomposer le mouvement qui anime l’enseignement de Lacan quant à la doctrine de la jouissance, terme presque absent chez Freud, en se demandant ce que devient chez celui-ci le point de vue économique freudien, c’est à dire le point de vue de la satisfaction. Il dégage six paradigmes. Chaque paradigme conduit à un point de butée, par exemple la transcription de la libido en termes de désir : celui-ci, aussi agile, variable, voire bizarre soit-il pour un sujet, ne sature pas la libido freudienne, car il est fondamentalement un désir mort — or il faut rendre compte du vivant : que devient la pulsion ? — Freud n’a jamais cédé sur celle-ci. Nous pouvons dès lors situer le paradoxe de la satisfaction : entre désir, et jouissance. Au long de ce mouvement, qui n’est pas sans renversements, on peut décliner la satisfaction ainsi : satisfaction symbolique, satisfaction imaginaire, satisfaction réelle. Jacques-Alain Miller explore les relations de l’Autre et de la jouissance, du signifiant et de la jouissance entre disjonction, articulation et unification. Il pose ainsi le point de départ de Lacan en
1952 : il y a la psychanalyse, elle existe, elle fonctionne, il y a une satisfaction qui s’ensuit du fait de parler à quelqu’un. Il s’ensuit des effets de vérité qui remanient le sujet de fond en comble. La relation à l’Autre est inaugurale. À l’arrivée : il y a la jouissance, elle se passe de l’Autre, elle est foncièrement Une. Cette jouissance Une peut se décliner : jouissance du corps propre, jouissance phallique, jouissance de la parole, côté blablabla, langue privée — lalangue —, et aussi jouissance sublimatoire, fondement solitaire de la sublimation.
Venons-en au Séminaire IV. Lacan traite du problème que rencontre la conception de l’objet libidinal dans la psychanalyse. Il pose d’emblée que le rapport à la satisfaction est marqué d’une béance : la satisfaction obtenue n’est jamais celle qui est recherchée, il y a une satisfaction impossible. Dans ce séminaire, Lacan trace sa ligne d’horizon. Nous la retrouvons dans le Séminaire XX par exemple : quand on obtient la satisfaction, ça n’est jamais celle qu’on attend. Jacques-Alain Miller indique que le Séminaire IV est un séminaire sur la sexualité féminine, et que la question essentielle de la psychanalyse avec les enfants est celle de la sexualité féminine. L’enfant a affaire à l’insatisfaction constitutive du sujet femme : la femme inassouvie, qui comme mère est mère inassouvie. Il s’agit là de la mère réelle et la relation à celle-ci va comporter un élément central, la dévoration. L’enfant ne suffit pas à combler ce trou, et l’élément central de sa relation orale à la mère devient «dévorer la mère et être dévorée par elle».
Cette leçon va orienter tout l’enseignement de Lacan, lequel ne se boucle pas. Ce qu’elle enseigne peut se généraliser : quand l’Autre ne répond pas, ce trou se transforme en une puissance dévorante. C’est bien ce à quoi tout sujet a affaire au terme de son analyse : comment arrive-t-il par son invention sinthomatique singulière à border la voracité de la pulsion, née de la morsure du signifiant sur le corps.