La fonction paternelle et la sexualité féminine
Présentation du thème
L’expérience psychanalytique ne vise pas à produire l’universel, elle s’oppose à la prise entière de l’individu sous les grands discours de la société. Au-delà des particularités cliniques, elle vise la singularité. C’est en analysant les symptômes qui le divisent que le sujet peut en entrevoir leur fonction et leur nature.
Le discours commun sur la psychanalyse réduit celle-ci à la thématique œdipienne. C’est ce qu’a répandu dans l’opinion une lecture de Freud qui, en amputant son œuvre de sa théorie des pulsions et de l’Au-delà du principe de plaisir, donne une consistance hégémonique au moi. D’où une défense quasi religieuse ou réactionnaire du père comme sacré, ou standard.
Pourtant, si les “bouches d’or” que représentaient pour Freud ses analysantes hystériques mettaient effectivement en scène leur père (et leur mère), elles résistaient par leurs symptômes au père de la psychanalyse et à ses interprétations œdipiennes. « La grande question restée sans réponse et à laquelle moi-même je n’ai jamais pu répondre malgré mes trente années d’étude de l’âme féminine est la suivante : que veut la femme ? ». Cette question est d’emblée présente dans l’enseignement de Lacan qui essaie de rendre compte en rigueur de l’expérience de parole qu’est la cure analytique. Dans les séminaires I et II [1], la lettre volée du conte d’Edgar Poe féminise qui la détient. Dans le séminaire II, l’intérêt de Lacan ne se porte pas tant sur le mythe d’Œdipe lui-même, présenté par Sophocle dans “Œdipe Roi”, que sur son au-delà, un au-delà que Sophocle peint dans “Œdipe à Colone”, peu avant sa propre mort. Dans le séminaire III [2], c’est en partant du cas Dora et de son quadrille qu’il continue de penser le symbolique. La décompensation délirante du président Schreber se conclut sur la féminisation de celui-ci, où il devient la femme de Dieu, la femme de tous les hommes.
Lacan relit Freud à partir de sa propre expérience de la psychanalyse, et des apports du structuralisme et de la linguistique. Il autonomise progressivement le registre symbolique en le différenciant du registre imaginaire, et situe les névroses au joint de ces deux registres. Il s’agit d’abord d’analyser ce qui du symptôme est formation de l’inconscient, en s’appuyant sur le couple Vérité-désir.
Ceci le conduit à élaborer la fonction paternelle, sa structure, et ce qui échappe à son ordonnancement. Puis la théorie de la chaîne signifiante l’amène à conceptualiser ce qui n’est pas signifiant mais produit et reste de son opération, l’objet a, jouissance récupérée, positivée. Le père en prend un coup, la jouissance échappe à sa norme. Le père passe de l’universel du Nom du père à une pluralisation de celui-ci, à un “à chacun le sien” qui transmet à l’enfant une loi du désir faite de satisfaction pulsionnelle, d’identifications et d’interdits de jouissance. Le symptôme devient déploiement du fantasme qui le supporte, il est un mixte : à côté du couple vérité-désir, il y a le couple pulsion-jouissance. L’analyse vise à les disjoindre, et le symptôme pâlit à la mesure de la construction du fantasme.
Un moment remarquable du parcours de la pensée de Lacan est le séminaire XX [3]. Il y repense les rapports du signifiant et de la jouissance, et dégage en particulier le statut supplémentaire, et non complémentaire, de la jouissance féminine, qui ne se laisse pas ranger dans le registre phallique.
Ceci va avoir des conséquences sur le père, qui dès lors n’est plus fondé à partir de la mère, mais à partir d’une femme dont il fait la cause de son désir. En étant responsable de sa propre jouissance, en montrant comment il s’en débrouille, il montre un “savoir y faire”et propose une version du père — ce que fait tout symptôme. La fonction paternelle est une fonction d’exception, il faut qu’elle soit incarnée. La fonction paternelle, c’est la fonction du symptôme qui consiste à apprivoiser l’intrusion de jouissance. Le symptôme est donc équivalent à un nom du père. Il permet à un sujet de faire tenir ensemble l’imaginaire, le symbolique et le réel de la jouissance.
Le symptôme fait exception à l’universel. Lacan le nomme sinthome, il est ce que le sujet a de plus réel. Comme la pulsion, il est auto-érotique, il est écho d’un dire dans le corps. Pour en rendre compte, à côté de la fonction de la parole comme productrice de sens, Lacan théorise à nouveau l’instance de l’écriture : la lettre est matière, la marque du rapport traumatique du corps avec le signifiant. C’est ce que l’analysant a à rencontrer au terme de son analyse quand celle-ci a dissous le symptôme dans le réel.
La psychanalyse ne va donc pas sans l’aiguillon de la sexualité féminine. En effet, celle-ci introduit à l’altérité radicale. Le langage crée cette altérité en percutant le corps, ce que recouvrent les fictions humaines et leurs discours. C’est pourquoi Lacan, pendant une trentaine d’années, a pensé et repensé à nouveaux frais la question du symbolique dans ses différents statuts pour répondre à cette question : qu’est-ce qu’un symptôme pour la psychanalyse ?
[1] J. Lacan, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, et Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1978. Textes établis par Jacques-Alain Miller.
[2] J. Lacan, Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, Paris, 1981, texte établi par Jacques-Alain Miller.
[3] J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, texte établi par Jacques-Alain Miller.