Cette année, le séminaire théorique lisait le livre I du Séminaire
L’INTERPRÉTATION PSYCHANALYTIQUE DES SYMPTÔMES
PRÉSENTATION DU THÈME
Freud est d’abord un médecin, et c’est à partir de la différenciation entre paralysies organiques et hystériques qu’il va inventer la psychanalyse : il y a des symptômes qui affectent la pensée ou une fonction du corps et n’ont pas de fondement organique. Il met au jour les autres formations de l’inconscient, le rêve, le lapsus, le mot d’esprit, l’acte manqué. Un vouloir dire surprenant se met en travers de la volonté du sujet. Il y a un sens qui peut être déchiffré. Cependant le symptôme se distingue parce qu’il insiste, dure, se répète, se déplace, alors que les autres formations de l’inconscient passent comme un éclair. Il a donc une autre valeur : il assure une satisfaction sexuelle, soutenue par le fantasme et organisée à partir d’un point de fixation. C’est ce qui anime la réaction thérapeutique négative.
Lacan relit Freud au moyen de la linguistique. Dans le Séminaire I sur les écrits techniques de Freud, il établit la distinction entre registres symbolique et imaginaire, préalable pour l’élaboration de sa théorie du signifiant. Il explicite d’abord le versant signifiant, versant du sens, qui est la part analysable du symptôme. « Le symptôme ne s’interprète que dans l’ordre du signifiant. Le signifiant n’a de sens que dans sa relation à un autre signifiant. C’est dans cette articulation que réside la vérité du symptôme ».¹ En premier lieu, le symptôme n’apparaît pas directement relatif à un vouloir dire, et seule son inclusion dans le circuit de la parole permet d’interroger son sens. Le petit Hans a une phobie des chevaux : chez lui, le symptôme vient suppléer à une carence de la fonction paternelle. Freud indique que le cheval est le produit d’une substitution², Lacan le valide, et précise : cette substitution est signifiante. Mais il remarque dans son Séminaire X que le symptôme apparaît après le surgissement d’une angoisse face à une jouissance inédite. La linguistique ne peut rendre compte de la question de la jouissance, alors qu’elle est ce dont la psychanalyse s’occupe avant tout. Il tente désormais de l’appréhender avec l’objet a qui la localise, l’élémentarise. L’objet a est prélevé sur le corps, le corps qui jouit vient au premier plan. Lacan nomme « parlêtre » ce corps vivant traversé par le langage — c’est le corps qui parle.
Si le signifiant a effet de signifié, il a aussi effet d’affect dans un corps, il fait trace. Lacan indique que « le discours de l’inconscient embraye sur le corps ».³ Pas de symptôme sans corps. La structure du langage découpe le corps de l’hystérique sans égard pour l’anatomie, et chez l’obsessionnel, cette « cisaille vient à l’âme ». Le symptôme devient enveloppe formelle de la matière jouissante. Porter le symptôme jusqu’à ce point de rebroussement où fleurissent les effets de création, c’est conduire le déchiffrage logique de son articulation signifiante jusqu’à un reste : une combinaison de lettres. Corrélativement, la construction du fantasme et sa traversée viennent vider ce noyau dur du symptôme de son poids de pathos.
Pourtant, pas plus que la linguistique, la logique ne réussit à saisir la jouissance. Celle-ci reste à jamais silencieuse, opaque, elle échappe aux semblants, symboliques — les signifiants — ou imaginaires — l’objet a. Lacan construit désormais le symptôme comme un nouage singulier des trois registres imaginaire, symbolique et réel, situés sur un même plan. Il généralise le symptôme : pas de sujet sans symptôme. Le symptôme devient alors cette agrafe unique du sens et du réel. C’est ce que le sujet a de plus réel. Il est pour le sujet sa propre règle quant au sexe, là où il n’y a pas de règle.
Ce versant de l’écriture, du sens joui ⁴, Lacan le fait valoir de manière exemplaire à partir de son étude sur Joyce. Et pourtant, contradictoirement selon Jacques Alain-Miller, il le renie aussitôt en indiquant que le sens joui est ce qui sert à oublier l’être de jouissance. Dans sa conférence « Joyce le symptôme », Lacan écrit que le symptôme est un « événement de corps » ⁵ : Joyce est « désabonné de l’inconscient », son symptôme n’est pas une formation de l’inconscient. Nous avons donc, côté sens, un savoir qui n’est que supposé et variable, et côté fixation, un événement de corps. Ce qu’on appelle habituellement « symptôme » est une formation de l’inconscient, de part en part signifiante. Ce que Lacan écrit « sinthome » n’est pas une formation de l’inconscient, il est ce qui reste. Incurable, il inclut le réel, désigne la jouissance propre au symptôme, opaque parce que celle-ci exclut le sens ⁶.
La psychanalyse se sert de la parole et convoque linguistique et logique, elle se sert du semblant, donc du père, pour effectuer une certaine lecture de cette opacité, tenter d’en élucider une partie. Elle associe au symptôme un savoir, c’est-à-dire une articulation signifiante. Elle peut obtenir la levée de ce symptôme, mais cette levée n’est jamais complète. Il y a le moment de l’exploration de l’inconscient et de ses formations, pour laquelle le symptôme a un sens et peut être déchiffré, et ça parle à chacun. Et il y a ce qui reste, le singulier du sinthome, là où ça ne parle à personne. Ce qui n’est pas événement de pensée, mais événement de corps : de corps non pas spéculaire, mais substantiel ⁷. Au-delà du discours de l’inconscient, l’analyse vise à restituer, dans leur nudité et leur fulguration, les hasards qui nous ont poussés à droite et à gauche. Ainsi l’interprétation n’est pas seulement le déchiffrement d’un savoir, elle fait voir, éclaire la nature de défense de l’inconscient.⁸
1 J. Lacan, « Du sujet enfin en question », Écrits, Seuil, 1966, p. 234.
2 S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, 1978, p. 21.
3 J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 537.
4 J. Lacan, op. cit., p. 520.
5 J. Lacan, « Joyce le symptôme», Autres Écrits, Seuil, 2001, p. 569.
6 J. Lacan, op. cit., p. 570.
7 J.-A. Miller, « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne n°71, juin 2009, p. 78.
8 J.-A. Miller, « Nous sommes poussés par des hasards à droite et à gauche », La Cause freudienne n°71, p. 71.