Extraits de la leçon d’introduction à la psychanalyse du 21 janvier 2010
par Remi Lestien
La lecture de l’Homme aux rats nous introduit à une enquête assez singulière avec un meurtre fictif, et un criminel potentiel qui finit par se déclarer coupable tout en ignorant sa propre intention de tuer. On retrouve une situation similaire dans « L’affaire de la rue Lourcine » (1857) d’Eugène Labiche. Mais là où il avait fallu ivresse et hasard, pour rendre compte de la vraisemblance, Freud pose en raison l’hypothèse que cette intention, cette pensée, est refoulée dans l’inconscient.
L’importance de ce texte dans l’histoire de la pensée universelle n’a, en tout cas, pas échappé à André Malraux qui déclare, au début de ses Antimémoires, qu’on ne peut plus écrire une autobiographie comme si l’œuvre de Freud n’avait pas existé.
« L’introspection-aveu a changé de nature, parce que les aveux du mémorialiste le plus provoquant sont puérils en face des monstres qu’apporte l’exploration psychanalytique, même à ceux qui en contestent les conclusions. De la chasse aux secrets, la névrose ramène davantage et avec plus d’accent. La confession de Stavroguine nous surprend moins que l’Homme aux rats de Freud et ne vaut plus que par le génie ».
Cette incise est un hommage à la psychanalyse, et pourtant Malraux va finir par laisser se révéler sa méconnaissance de la réalité des structures inconscientes. Mais peu importe, ce qui nous intéresse surtout c’est que cette référence au texte de l’Homme aux Rats se fasse à propos des autobiographies. De fait, le névrosé obsessionnel aime se donner à voir, raconter sa vie comme un auteur. Il rationalise son existence, se justifie et finalement donne l’illusion d’une maîtrise de soi qu’il aime exposer comme un modèle de sincérité et d’exactitude historique. Pour le meilleur parfois, c’est élever son symptôme au niveau de la création littéraire, pour l’ordinaire toujours, c’est se leurrer sur l’existence d’un « misérable petit tas de secrets ».
Revenons plus directement au cas de « l’Homme aux rats ». Je vous signale tout d’abord une toute petite indication de Freud au début de son texte[1]. Elle m’est apparue tout aussi amusante qu’étonnante. Je le cite «Les obsédés gravement atteints se présentent à l’analyse bien plus rarement que les hystériques. Ils dissimulent leur état à leur entourage aussi longtemps qu’ils le peuvent et ne se confient au médecin que lorsque leur névrose a atteint un stade tel, que si on la comparait à une tuberculose pulmonaire, ils ne seraient plus admis dans un sanatorium. »
Cette comparaison est peut-être moins facile à comprendre de nos jours. La tuberculose, alors véritable fléau, était jusque dans les années 50 une maladie fréquente d’installation lente dont les symptômes finissent par être connus de tous
Certes le caractère également tardif de la plainte de l’obsessionnel et la similarité de certains des résultats thérapeutiques suffisent à rendre compte de la comparaison. Mais, au-delà, cette allusion au corps de l’obsessionnel me paraît également très précieuse en nous éclairant sur son mode de satisfaction compliqué : toujours prêt à se recroqueviller sur lui-même en attendant que l’orage passe (peu importe, puisqu’il est déjà mort).
Puisque je suis le premier à intervenir sur le cas de l’homme aux rats, je vais ouvrir le champ de mes collègues en insistant sur deux points qui apparaissent essentiels à Freud et qu’il répète tout au long de l’exposé de son cas.
– Le symptôme est très difficile à démêler du Moi, c’est-à-dire de la conscience du sujet.
– Il y a un lien de parenté très étroit entre la pensée obsessionnelle et la pensée comme phénomène intellectuel.
Si l’hystérique montait sur scène pour clamer que le rapport de chacun, à son corps et à l’autre ne va pas de soi, l’obsessionnel démontre plus discrètement mais de manière insistante que le langage est un outil bien encombrant pour l’être humain et que la pensée est toujours parasite.
L’être parlant est malade du langage et ça ne guérit pas, et en cela sa situation ressemble à l’aliénation de la folie, pour autant que « le sujet y est parlé plus qu’il ne parle.[2] »
Le mécanisme de refoulement, dans la névrose obsessionnelle, est particulier. Freud le précise dès 1894 : « Lorsqu’il n’existe pas chez une personne prédisposée cette aptitude à la conversion, et si néanmoins, dans un but de défense contre une représentation inconciliable, la séparation de cette représentation et de son affect est mise en œuvre, alors cet affect doit nécessairement demeurer dans le domaine psychique. La représentation désormais affaiblie demeure dans la conscience à part de toutes les associations mais son affect devenu libre s’attache à d’autres représentations, en elles-mêmes non-inconciliables, qui par cette fausse connexion se transforment en représentations obsédantes. »[3]
On peut tirer de ce court paragraphe l’essentiel des modalités de formation du symptôme.
1) La représentation reste dans le psychique qui devient parasité par ces pensées.
2) La représentation initiale est désaffectée, mais l’affect persiste avec sa charge libidinale.
3) Le corps et ses pulsions semblent mis de côté. (« Il manque au langage des obsessions ce bond du psychique à l’innervation somatique »).
* Dans le psychisme du sujet vont cohabiter la représentation désaffectée et la nouvelle représentation déplacée qui, elle, est conciliable avec la conscience. C’est-à-dire que la conscience prend en charge l’idée et son contraire et qu’il lui faudra en permanence faire coexister des représentations contradictoires. Cette juxtaposition d’idées contraires (différente des compromis de la névrose hystérique) ne va pas sans contorsion et la « faculté de fausser la logique — ce qui ne manque jamais de surprendre chez les obsédés souvent si intelligents. »[4]
* L’inconscient est l’inverse contradictoire du conscient mais dans le même champ de la pensée[5]. Les sentiments se retrouvent donc par couple[6]. Par exemple, on le verra la prochaine fois, un des grands enjeux de l’observation de Freud va être de révéler la haine inconsciente de l’homme aux rats. La haine refoulée cohabite avec l’amour conscient (Lacan inventera le néologisme hainamoration), la crainte d’un événement s’accompagne de son souhait.
Ces allers et retours entre la pensée refoulée et la pensée consciente donne au champ de la parole du névrosé obsessionnel une allure de dialogue intérieur, une rumination de la conscience qui se raconte à elle-même ce qu’il en est de son rapport à soi-même. Une causerie qui tient de la palabre, cherchant à rendre l’obsession tout à la fois supportable et étrangère.
Toutes les manœuvres obsessionnelles inconscientes visent bien l’évitement du lien primitif entre représentation et affect – et les divers procédés rhétoriques du langage peuvent être utilisés, mais, plus particulièrement, les figures « d’inversion, d’isolation, de réduplication, d’annulation, de déplacement sont caractéristiques de la névrose obsessionnelle[7]. »
Ce qui caractérise plus particulièrement le maniement de la parole par l’obsessionnel, c’est l’acharnement à servir docilement les représentations. Il est abonné au signifiant avec l’espoir que celui-ci pourra résorber tout le réel sans résidu. Le recours au dictionnaire et à la justesse du mot pour que celui-ci rende compte le plus précisément de la chose se surajoute à la nécessité d’une articulation sans faille des signifiants entre eux dans la crainte du trou qu’il faudrait impérativement combler.
L’obsessionnel est plus épris d’exactitude que de vérité. Cette passion pour la précision rend compte de la furie qu’il a de tout rationaliser, de récuser toute équivoque, de vouloir comprendre la moindre énigme. Ainsi, tout rapport sensuel à la réalité doit être intellectualisé.[8] Pour échapper aux questions douloureuses qui se posent à chaque humain, il philosophe à n’en plus finir et cherche à dissoudre ces apories dans un inlassable va-et-vient de la pensée. Cette ratiocination va de la dialectique la plus sophistiquée aux considérations les plus générales, les plus insignifiantes et ennuyeuses.
La prétention est de dominer toute l’expérience avec la pensée – et l’autonomisation de la pensée trahit son effort de maîtrise. L’obsessionnel devient malade de cette pensée qui lui devient étrangère. Sans relâche il lui faudra prévoir, anticiper pour déjouer tout ce qui pourrait survenir de contingent et l’on retrouve les diverses ritualisations, superstitions et multiples pressentiments mobilisés pour éviter de se laisser surprendre par l’imprévu.
La libido, nous l’avons vu, ne fait pas le bond dans le corporel, elle reste donc en circulation dans le psychisme et Freud précise que « le processus même de la pensée est sexualisé »[9]. L’érotisation de la moindre articulation signifiante qui s’ensuit donne ainsi une valeur phallique au langage : amour de la gaudriole, sexualisation possible de la moindre allusion. Et l’on n’est guère surpris que cette jouissance de la parole fasse passer au second plan l’intérêt pour le moindre acte. L’obsessionnel est un velléitaire qui en passe par la justification de chacune de ses hésitations.
Avant de conclure il faut nous confronter, très fondamentalement, à l’inévitable comparaison entre le mécanisme de la pensée obsessionnelle et celui de la parole pour les êtres parlants.
*Pour Freud « Les moyens dont se sert la névrose obsessionnelle pour exprimer ses pensées les plus secrètes (…) est un dialecte que nous devrions pénétrer plus aisément, étant donné qu’il est plus apparenté à l’expression de notre pensée consciente. »
*Pour Lacan, plus généralement, « l’inconscient est structuré comme un langage ».
Le mécanisme de refoulement de l’obsessionnel qui désaffecte la représentation est finalement homologue à celui de la symbolisation du langage qui tue la chose[10]. L’embarras de l’obsessionnel avec ses idées n’est finalement que la caricature des difficultés qu’éprouve tout être parlant dans le maniement de la parole. Être dans le langage est une servitude et nous sommes tous au pied du mur du langage, du même côté.
Le névrosé s’accroche avec acharnement à la bâtarde homéostase qu’il a construite. Pour cela il n’hésite pas à s’abriter derrière un fallacieux cartésianisme scientifique ou s’appuyer sur un sentiment religieux dont l’idéale transcendance le mettrait à l’écart de toute activité pulsionnelle. Cependant c’est en dernier ressort au signifiant qu’est confiée la mission de juguler cette jouissance. Dans le cas de l’Homme aux rats, c’est le mot « rat »qui tente vainement de contraindre la pulsion, mais le mot lui-même devient dangereux et finit par agresser le sujet.
***
Puisque l’arme de l’obsessionnel est le logos, il faut miner le langage et lui faire rendre gorge. Jouer sur le mot, repérer les trébuchements sur la langue, c’est déstabiliser la construction impeccable de la rationalisation. Il faut couper dans le texte pour y débusquer la jouissance incluse. Jouer sur le rapport du signifiant au hors sens poétique, faire jouer la métaphore pour faire sortir les ressorts de la métonymie.
Un des enjeux de l’analyse d’un névrosé obsessionnel est de percer le vernis imaginaire pour découvrir l’obscène qui fonde la pensée.
Remi Lestien
[1] S. Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1954, p. 200.
[2] J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 283.
[3] S. Freud, « Les psychonévroses de défense » (1894), Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF,1974, p. 6.
[4] S. Freud, « L’homme aux rats », op. cit., 235.
[5] Op. cit., p. 215.
[6] Op. cit., p. 254.
[7] J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, pp. 97-98.
[8] S. Freud, « L’homme aux rats… », op. cit., p. 222.
[9] Ibid, p. 258.
[10] J. Lacan, « Fonction et champ… », op. cit., p. 319 : « Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. »