Section Clinique de Nantes
Session 2006-2007
Actualité des névroses
Présentation du thème
Est-il toujours pertinent de parler de névrose ?
Le discours d’aujourd’hui met en valeur des symptômes isolés de tout contexte, phobie, dépression, anorexie, boulimie, fibromyalgie, addictions, violence… Cet étiquetage, parfois revendiqué par les patients eux-mêmes, va jusqu’à prendre la valeur d’une nomination par le social. La nécessité pour les humains de donner un sens à leur être les conduit à se donner un nom, à s’en faire blason, à se forger une devise : je suis anorexique, fibromyalgique, hyperactif, etc.
Ces « nouveaux » symptômes seront désormais dénommés troubles : du comportement, de la conduite, de la personnalité, de l’attention, troubles obsessionnels compulsifs, bipolaires, d’opposition et de provocation, etc… Une langue clinique s’unifie ainsi en éludant le registre de la cause. Il s’agit d’éradiquer un trouble « de la nature » en rendant la conduite acceptable au regard d’une norme sociale. Paradoxalement, à force de lobbying, on peut faire entrer un dit trouble de la conduite dans la norme. Ainsi des entités cliniques font-elles leur entrée ou leur sortie des listes du DSM au gré des rapports de forces.
Une fragmentation du symptôme s’accomplit dans la langue médicale ; il en résulte une scission entre réel et sens. Du côté du réel, le symptôme est traité par la biochimie. Du côté du sens entendu comme résidu, sont convoquées les pratiques de parole. La scission se répercute entre écoute de soutien et pratique de contrôle. Versant soutien, l’empathie d’une écoute désorientée dilue l’acte dans le conseil. Versant comportementaliste, une pratique protocolaire souvent autoritaire veut s’inscrire dans la suite des protocoles médicamenteux sensés « traiter le terrain ».
Mais c’est sans compter sur la véritable valeur du symptôme, qui ne se réduit ni à un trouble, ni à une souffrance, ni à un seul « vouloir dire ». Le symptôme emporte une satisfaction, c’est-à-dire une jouissance qui ne cesse de faire valoir ses droits à l’insu du sujet, malgré lui, contre l’injonction de normalisation et d’adaptation volontariste de l’Autre. C’est en ce point que la psychanalyse est appelée, et peut répondre. Lacan fait valoir avec précision le réel particulier auquel la psychanalyse a affaire. Il y a du savoir dans le réel, et c’est le travail de la science que de le mettre à jour. Mais pour ce qu’il en est de l’être humain, du parlêtre, il y a un trou dans ce savoir : ici, pas de programme sexuel, pas de régularité, pas d’ordre, pas de loi, chaque sujet doit inventer sa règle. La psychanalyse révèle ceci, que l’invention d’un sujet, c’est son symptôme, agrafe singulière du sens et du réel, au joint du signifiant et de la chair. Malade ou pas, à chacun son symptôme : symptôme généralisé. C’est à partir de ce symptôme élémentaire, chaque fois original, et insu du sujet, qu’un individu va structurer sa vie. Son symptôme, c’est ce que le sujet a de plus réel. C’est par celui-ci que la psychanalyse fait objection à la volonté de toute puissance du discours de la science : il y a bien un réel de la science, mais dans ce réel ordonné, il y a un trou. La psychanalyse est née de la confrontation de l’hystérie et de la science. Elle les respecte, toutes deux. Et se doit de rappeler à la science sa propre rigueur : lorsqu’elle outrepasse les limites de son champ, la science se dégrade en idéologie, elle devient scientiste. Comptons sur les hystériques pour interroger les nouveaux maîtres du savoir !
Alors, les névroses ?
L’insatisfaction hystérique, les atermoiements obsessionnels, l’évitement phobique traduisent la permanence du désir. Le désir, indestructible comme tel, oriente le sujet au-delà de sa volonté, souvent à travers des aberrations comportementales. Le désir ne promet pas un long fleuve tranquille, il n’est pas univoque, il échappe au dire. Part d’ombre où le clandestin, la contrebande, la répétition inavouable rejoignent l’obscur de la jouissance. Il croyait la jouissance enfermée dans le caveau sous la tombe du Père mort surmontée de son emblème, le phallus. Mais la tombe, le tonneau fuit. Elle serpente, elle rigole, cette jouissance si intime et étrange à laquelle souvent le sujet tient plus qu’à la prunelle de ses yeux, cette jouissance, cette étrangeté qu’il croit être son être. Discordance. Discordance entre ce qu’il veut pour lui, idéalement, et ce qu’il fait, ce qu’il rate, ce qui le déprime, ce qui le déchoit. Discordance : la cimenter, la réduire jusqu’à ce que norme s’ensuive ? Ou l’éclairer, donnant ainsi une chance au sujet d’apercevoir ce qui fait sa singularité, et, de ce qui était au départ perçu comme un trouble, faire désordre porteur d’effets de création, pouvant dès lors orienter son existence ? Le sujet découvre dans l’analyse la logique de ses aberrations ; il y gagne la possibilité, ou de les réduire, ou de les supprimer, ou de les adopter : de s’y reconnaître.
Les névroses sont des modes de défense du sujet contre ce qui le divise.
La phobie, plaque tournante des névroses, annonce que ce que le névrosé aura à traiter est de l’ordre de l’impossible.
L’hystérique accentue sa division ; elle en appelle à l’amour pour recouvrir l’effroi de sa rencontre avec la jouissance, elle maintient son désir insatisfait, et à chacun, hommes, femmes, maîtres, elle pose sa question : qu’est-ce qu’une femme ?
L’obsessionnel suture à grands frais cette division par la contrainte. Nostalgique d’une jouissance première sans cesse à retrouver dans la collection, et pourtant impossible à assumer, il ligote le désir de l’autre, son plus proche, en fait de l’Autre, son Commandeur. Au point de le mortifier, et en retour de l’être lui-même. D’où sa question : suis-je mort, ou vivant ?
Aujourd’hui, où en sommes-nous ?
Laissons le trouble, pour redonner sa valeur au symptôme comme index de l’absence de logiciel sexuel, du non rapport sexuel. Ces symptômes n’ont a priori aucune valeur de message, ce sont avant tout des signes. Seulement ils durent, varient, se déplacent, insistent, et c’est cette insistance qui attire l’attention du sujet et peut l’amener à rencontrer la psychanalyse, s’il sait qu’elle existe bien, et donc un psychanalyste.
Pour cela, il faut que la psychanalyse persiste à accompagner les mutations de notre civilisation, et y soit présente, incarnée. Les demandes des patients sont en effet pré-interprétées par les discours qui structurent leur monde. La suprématie des modes de jouissance par rapport aux idéaux entraîne des modifications profondes : le trop plutôt que le manque-à-être, le refus plutôt que le désir, la relégation de l’amour, le hors-sens de l’accumulation d’objets pour jouir — objets d’angoisse. À notre époque, la précarité est devenue un maître mot : précarité économique, sociale, politique. Mais fondamentalement, précarité symbolique. La précarité symbolique est du monde de tout sujet. Elle est du quotidien du psychanalyste en cabinet ou en institution. À la psychanalyse d’y répondre, sans perdre son éthique, ouverte à la surprise. Elle a à saisir, à sa juste mesure, les formes nouvelles de la demande contemporaine, et sans un instant perdre sa rigueur clinique.